Écrire le châtiment de la langue
« Si tu nous servais une anisette, ma chérie.
Ça nous renforcerait la morale. On dit le ou la ? »
« On dit le. Le moral ».
« Une petite anisette, ma Lidia.
Par les temps qui galopent,
c’est une précaution qui n’est pas, si j’ose dire, surnuméraire. » [1]
[Importer des bouts de sa langue dans celle qui l’accueille]
Tordre la langue par l’écriture, en jubiler et provoquer la jubilation des lecteurs, telle est la voie frayée par Lydie Salvayre dans son livre Pas Pleurer[2], qui lui valut le Goncourt en 2014. Son travail d’écriture qui introduit, dans la langue française classique, de l’espagnol et du « fragnol » – mixte de français et d’espagnol parlé par sa mère, réfugiée espagnole – châtie la langue. L. Salvayre témoigne ainsi de son amour et de sa jouissance de la langue. Le fragnol, sa lalangue, en rendant présente cette langue d’exilée, sa langue d’enfance, est le levier qui bouscule et anime son écrit.
Lors de son départ en France, sa mère, Montse, n’avait pu emporter avec elle que sa fille, quelques affaires et la langue dans laquelle elle était née. « Après maintes péripéties, elle finit par échouer dans un village du Languedoc, où elle dut apprendre une nouvelle langue (à laquelle elle fit subir un certain nombre d’outrages) et de nouvelles façons de vivre et de se comporter, pas pleurer. »[3]
Que perd-on ? Que gagne-t-on quand on passe d’une langue à une autre ? Des accents, par exemple, des prononciations nouvelles que l’on peut entendre fréquemment dans la langue orale adoptée par les sujets qui viennent d’une autre langue. Montse a choisi d’importer des bouts de sa langue dans celle qui l’accueille, et fait subir à un certain nombre de mots et d’expressions français une torsion, inscrivant ainsi sa singularité dans sa nouvelle langue : « J’en avais la peau de poule. »[4], « As-tu comprendi ceux qu’on appelait les nationaux ? »[5], « La déception mezclée de ire. »[6]
Mais « Écrire n’est pas du tout la même chose, pas du tout pareil, que de dire. »[7] La nouveauté réside dans le fait que L. Salvayre l’écrit et lui donne un nouveau statut, à ce fragnol, langue truculente et irrévérencieuse dont elle dit avoir eu honte, enfant, et avec laquelle elle se montre réconciliée dans ce livre enthousiasmant. Elle se fait le passeur de cette langue, invention singulière de sa mère, du privé au public. L. Salvayre dit aussi s’être demandé si le destin d’une langue est d’être immuable, corsetée ou si elle peut faire son miel des mots qui lui arrivent. Après les poètes, Lydie Salvayre montre que oui, la langue écrite peut accueillir, ouvrir ses portes à ces nouveautés, ces particularités, comme la vie elle-même s’enrichit des découvertes qui adviennent par surprise. Comme ces jeunes gens de l’été 1936 qui « ont travaillé dans un monde lent, lent, lent comme le pas des mules, un monde où l’on cueille les olives à la main, où l’on pousse l’araire à la force des bras (…) Et brusquement (…) Ils apprennent que les choses peuvent se chambouler, se défaire, se foutre en l’air. Que l’on peut refuser, sans que le monde croule, les discours coutumiers ». [8]
Son fragnol nous intéresse d’autant plus qu’il rend sensible, par la matérialité frappante de ses mots, à ce qu’énonçait Lacan à Genève – que « c’est dans la façon dont la langue a été parlée et aussi entendue pour tel et tel dans sa particularité, que quelque chose ensuite ressortira en rêves, en toutes sortes de trébuchements, en toutes sortes de façons de dire. »[9] Ce qu’il appelle le motérialisme où il situe la prise de l’inconscient.
C’est, au fond, d’un style de vie qui ne s’embarrasse que de l’essentiel dont L. Salvayre témoigne : la surprise toujours bienvenue telle que la produit ce roman, la vitalité et l’amour qui prennent le pas, pour Montse, sur les évènements tragiques et sur la chute des idéaux à laquelle il est toujours difficile de se faire. Ce que chaque analysant apprend à ses dépens.
[1] Salvayre L., Pas pleurer, Paris, Seuil, 2014.
[2] Idem, p. 279.
[3] Idem, p. 277.
[4] Idem, p. 55.
[5] Idem, p. 94.
[6] Idem, p. 136.
[7] Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », inédit.
[8] Salvayre L., Pas pleurer, op. cit., p. 53.
[9] Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », Bloc-notes de la psychanalyse, n°5, 1975.