Tattoo… ou pas ?
Tous tatoués ? Écriture sur le corps, scaphandre[1] ou burkini du xxie siècle, le tatouage est devenu tellement à la mode que sans lui on se sent tout nu à la piscine. Quelle est cette pratique nouvelle qui fait un retour en force ? Dans une période terrible, les détenus des camps de la mort ont eux aussi été tatoués, réduits à un chiffre. Les messagers d’un autre temps, Lacan le rappelle, portaient leur message tatoué sur leur crâne, et en ignoraient la teneur[2]. Plus récemment, dans le film Incendies[3], lorsque l’héroïne voit, à la piscine, ce point tatoué sur le pied du fils, qui est aussi son bourreau et le père de ses jumeaux, l’apparition de ce point de réel, marque de la vérité, l’entraîne vers la mort, et rend nécessaire la transmission d’un savoir.
À l’heure où en Tunisie certaines vieilles femmes en viennent à vouloir supprimer leurs tatouages, poussées par les islamistes qui savent ce que Allah en pense, et qui arrivent à leur en faire honte, d’autres les offrent en cadeau à l’œil de cette jeune tatoueuse[4] qui voudrait que tout le monde revienne au tatouage. Regarde-le, je te le donne… Il s’agit donc d’un objet érotique[5]. Lié au regard, le tatouage se donne à voir, ou se porte en catimini.
Ce marquage du corps, aussi vieux que l’écriture, fut longtemps très ritualisé : le tatoueur détenait un savoir-faire, et celui qui, en Tunisie par exemple, le payait, avait le droit de faire inscrire une marque sur le corps de celle qui deviendrait sa femme : le tattoo était pour elle une bague de fiançailles. Un visage de femme sans tattoo, c’est comme un visage d’homme[6]. Le corps devient un album haute couture, livre de souvenirs, ouvert ou fermé par le voile possible des pans de vêtements.
Le tatouage fait partie intégrante de l’habillage des corps au xxie siècle, où la globalisation permet à quiconque d’aller se faire tatouer à l’autre bout du monde, qui par un Japonais tatoueur de mafieux, qui par un très vieux tatoueur américain de l’autre siècle. Que sait aujourd’hui celui qui se tatoue de ce qu’il inscrit sur son corps ? Quelle est la part de l’inconscient dans le choix de cette fleur, de ce symbole, de ce personnage ou de ce monstre ? Le psychanalyste doit-il craindre le tatouage, ou, tel Dupin, oser se servir de cette lettre pour permettre à l’analysant de lire ce qui de son inconscient s’écrit, parfois à son insu ?
Le lien que chacun entretient avec cette marque faite par lui alors qu’il était un autre, intrigue. Il y a le rappel de la douleur, dont le tatouage cicatrice fait insigne, mais aussi un lien indélébile à ce corps qui « fout le camp à tout instant »[7], et qu’on a, par cette marque, éternisé.
Dans notre monde capitaliste, où il n’est pas si facile de se faire un corps, unique et à soi, où la pratique de la scarification n’est plus ritualisée, il semble que, à côté des modes vestimentaires, le tatouage occupe une place de choix plus que de déchet. Voile ou dévoi(l)ement ? Il s’agit avec Lacan de lire ce qui de l’être se dépose là, par lettre, à même la peau, et qui, ne s’effaçant pas, donne au corps sa lettre écarlate, sa lettre de noblesse, sa lettre d’éternité…
Moderne, le tatouage, ou bientôt has been ? Il ne faut pas insulter l’avenir.[8]
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2007, p.149.
[2] Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.
[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Incendies_(film)
[4] https://www.youtube.com/watch?v=hJHfYduij2c
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p.187.
[6] Voir note 4, parole d’une vieille femme tunisienne tatouée
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p.66.
[8] Miller J.-A., « Une fantaisie », conférence prononcée dans le cadre du IV Congrès de l’AMP en Commandatuba, Brésil, 2004.http://www.congresoamp.com/fr/template.php?file=Textos/Conferencia-de-Jacques-Alain-Miller-en-Comandatuba.html / Miller J.-A., « Une fantaisie », Mental, n° 15, février 2005.