La langue Cherami

Il y a longtemps, alors que je travaillais dans un institut, un jeune que je recevais depuis sept ans, à la veille de son départ, me fit cette remarque : « Quand tu veux nous parler, tu nous appelles cher ami. Tu fais ce métier pour te faire des amis ? » J’avais été cueilli par une telle interprétation d’un tic langagier que j’avais, en effet, placé au point délicat de l’interpellation si problématique avec les jeunes que je souhaitais rencontrer, instruit du travail avec de jeunes enfants dits autistes. Mais je n’avais pas aperçu le prolongement que ce garçon lui donnait.
L’année suivante Félix, en peine dans la langue et donc avec les autres, se saisit carrément de ce signifiant : « On va jouer à Cherami ». Il devint pour nos échanges un précieux point de capiton permettant d’abord à Felix de jouer avec tout le sérieux que ce terme implique, et d’opérer des lignes de partage dans le champ du langage. D’un côté, persistait la vocifération, l’insulte et l’injonction auxquelles il avait affaire. De l’autre, le Cherami devenait le signifiant d’appel, organisateur de fictions, générateur d’une multitude d’autres signifiants visant à faire mouche dans sa relation aux autres. Cherami devint une langue interpellative, ironique, moqueuse, filant à la vitesse de l’éclair, visant l’autre mais permettant le lien social en distribuant des places. Félix ne rompait plus avec l’autre, mais prenait la courbe du Cherami inaugurant de nouvelles façons de parler. D’abord, il scandait à présent ses propos de : « Tu te souviens ? » ou de « Eh mon pote ! » signe d’une adresse plus sûre à quelqu’un. La signification, ensuite, commençait à lui importer : « Tout à l’heure, ça veut dire qu’on se revoit ? », ou bien : « Encul…, ça veut dire qu’on n’est pas content ? » Il jouissait enfin d’essaims dans la langue cristallisant des expressions savoureuses : Gueule d’amour, flèche d’or, string de guerre, le rien des bois (Robin des bois), faisant de lui un être à nul autre pareil. Je validais ses inventions en bons mots qu’il allait porter aux différents partenaires de l’institution.
Oscar, lui, était un garçon pas du tout facile, bien souvent menaçant – passage à l’acte compris –, et pourtant foncièrement menacé. Il arrivait à l’institut en insultant et repartait de même ; une matière instable. Son gros mot préféré ? Ta gueule ! Oscar demandait fondamentalement à ce que ça se taise pour lui. Un jour qu’il disait « ta gueule » à la cantonade, je lui réponds, théâtral, d’une grosse voix : « Monsieur Tagueule ! » Il sourit, mi-épaté, mi-surpris, ne sachant choisir sa position. Comme il a de la fierté – il en faut pour vivre ça –, il s’éloigne dans une bordée d’injures. Les jours suivants, il prit l’habitude de m’appeler M. Tagueule pour me saluer avec beaucoup de respect, puis finit par m’appeler M. Zuliani, se moquant copieusement de mon nom bizarre. Cette séquence a permis d’inaugurer nos rencontres. Il eut droit à mon Cherami et moi de temps en temps à Monsieur Tagueule. Le salut n’est pas rien ; on dit même que l’on peut le chercher, voire le trouver en ce bas monde, à la condition sans doute d’accueillir la langue de celui que l’on veut saluer avec ce que Lacan appelait une « fraternité discrète ».