Le genre : cinquante nuances de certitude

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C’est chez Lacan que l’on trouve ce qui nous permet de mieux écouter les parlêtres auxquels le corps du symbolique donne un corps sexué différent de l’organisme sexué avec lequel ils sont nés : qu’ils soient nés hommes et se reconnaissent comme femmes ou qu’ils soient nés femmes et se reconnaissent comme hommes. Pour eux, il y a discorps. Jadis, ce discorps était entendu comme anormal, et stigmatisé par les différents DSM. Si, aujourd’hui, avec l’appui de la chirurgie autorisant des opérations encore complexes et douloureuses, et avec les changements des discours, il est possible pour ces parlêtres de tenter de faire coïncider le corps du symbolique et l’organisme, il n’en reste pas moins qu’il faille les écouter au un par un, sans se faire pour autant le chantre d’une nouvelle normalité qui ne serait que l’anormalité d’antan.

L’identité sexuelle est entrevue comme un semblant. Elle peut vaciller au cours d’une vie. Tel parlêtre né homme, ayant vécu comme un hétérosexuel, se retrouve lesbienne, trouvant là à stabiliser sa jouissance. Ici, nous sommes bien loin de la normalité ou de l’anormalité. Nous ne travaillons pas en ces termes, mais au plus près de « ce qui résonne dans les corps au-delà même des identifications ». Éric Laurent faisait valoir combien la psychanalyse d’orientation lacanienne, au lieu de fixer chacun à ses S1, desserre le lien assujettissant : « Le non-agir psychanalytique révèle les pouvoirs et les façons dont le semblant régit la jouissance. Mais au lieu de fixer chacun à son S1, qui le représenterait vraiment dans sa communauté (communautés LGBTQ, par exemple), il s’agit là de se séparer des usages assujettissants. Il s’agit de desserrer le lien. Le non-agir s’appuie, contre l’entranchment, sur l’équivoque. » Ainsi le psychanalyste ouvre-t-il chaque parlêtre à l’équivoque de son orientation sexuée, quand désir, vouloir et jouissance ne coïncident pas pour lui et qu’il vient lui en parler.

Lacan, à la fin de son enseignement, attrape ce qui touche les corps à partir du réel. Cela nous permet de penser les symptômes actuels pour lesquels la notion de genre devient « liquide », pour le dire avec Zygmunt Bauman, et peut vaciller. Quoi qu’il en soit, dans chaque cas, on repère ce qui fait agrafe entre la jouissance réelle, le symbolique et la représentation imaginaire. Bref, ce qui fait tenir le nouage spécifique à chaque parlêtre.

Tenir le fil psychanalytique, c’est apercevoir ces questions à partir de la problématique du sinthome. Jacques-Alain Miller faisait remarquer, dans son « Introduction à la lecture du Séminaire VI », que dans « des débats qui ont eu lieu sur le genre et les aspirations des sujets au changement à propos desquelles François Ansermet notait à juste titre qu’au fond il y a certitude – […] cinquante nuances de certitude, pour reprendre le titre d’un roman – [et] il est certain que pour préciser ces nuances, se référer au fantasme serait de la plus grande utilité, pour la précision de nos constructions. »[1] Il poursuit en indiquant que face à l’opacité et à l’illisibilité du désir du grand Autre qui a pour effet la détresse du sujet, celui-ci a recours au fantasme comme défense, « il puise dans les ressources du stade du miroir qui lui offre toute une gamme de postures, du triomphe à la soumission »[2].

Accompagner un parlêtre dans ce cheminement de certitude nous enseigne. Un patient homme a la certitude de son être de femme. Dans son fantasme, l’identification au corps de l’Autre maternel lui offre une suppléance qui donne consistance à sa certitude d’être une femme. Ce sujet rêve « du grand transformateur électrique qui le menace au-dessus de sa tête ». Pareille formation de l’inconscient indiquait sa position comme objet de l’Autre. L’analyste a choisi, cette fois, de ne pas jouer sur l’équivoque entre grand transformateur et transformation sexuelle. Cela est resté non su. La nuance de certitude dans ce cas était colorée de la défense contre le fait de devenir totalement l’objet de l’Autre transformateur. La petite transformation en femme, petite livre de chair sacrifiée, l’a protégé du grand transformateur. Le pousse-à-la-femme a trouvé à se stabiliser dans une opération douloureuse, mais a réussi du point de vue de ce parlêtre. Cette certitude a trouvé sa nuance d’équilibre.

[1] Miller J.-A., « Présentation du Séminaire VI », p. 4. http://www.latigolacaniano.com/assets/texto-jam-frances.pdf

[2] Ibidem, p. 5.

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