Faut-il parler la langue de l’Autre ou pas ?

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Dans sa première leçon de « Choses de finesse », Jacques-Alain Miller s’oppose à l’idée qu’il y aurait à parler la langue de l’Autre et appuie le fait qu’une École, c’est une enclave, un lieu protégé où les psychanalystes peuvent parler une langue commune à l’abri de la langue de l’Autre de l’évaluation et des normes.

Il fait référence à un passage des Écrits[1] où Lacan met en garde les psychanalystes des dangers de la psychologisation de la psychanalyse. C’est une question adressée aux psychanalystes que la profession embarque à devoir occuper des fonctions de psychologues dans des services publics où dès lors, ils doivent répondre aux exigences du social. Cet effet de l’enrôlement des psychanalystes dans la voie de la psychologisation, Lacan le situe comme une menace pour la psychanalyse, et très précisément une menace à partir de la langue.

Jacques-Alain Miller, dans cette première leçon, situe la présence de cette menace dans notre École. Il est question à demi-mots de la tournure et de l’ampleur qu’a pris à ce moment-là le développement des CPCT et de leur recours aux subsides publics. Il ne s’agit plus dans cette conjoncture inédite de parler la langue de l’Autre mais d’avoir accepté le cadeau de l’Autre et de découvrir qu’il s’agit d’un cheval de Troie. Par contraste, cela fait voir pourquoi Lacan avait forgé, pour les psychanalystes, « une langue spéciale, dit JAM, une langue chiffrée, pas la langue de l’Autre, mais la langue de l’Un […] Les psychanalystes ont besoin d’être isolés du discours du maître. Ils ont besoin d’être formés dans une langue spéciale, et dans une enclave, c’est l’École. »[2] Si on se laisse pénétrer par les autres discours, cela produit une dissolution interne du langage et des Idéaux de l’École.

Cette position de JAM, décidée, voire virulente dans cette première leçon – car il craint le pire pour la psychanalyse -, est une réponse de JAM à lui-même et au mouvement de résistance initié suite à l’amendement Accoyer en 2003, c’est-à-dire cinq ans plus tôt. À l’époque une association de psychologues a été créée à l’initiative de Jean-François Cottes l’« Intercopsycho ». Dans une interview publiée dans le n°15 de l’ALP, Cottes déclare que nous avons à faire un effort de transmission de discours à discours pour que les politiques saisissent ce dont il s’agit dans la pratique psychanalytique. Cela ne peut se faire que dans nos formulations, dit-il. « Ça doit nécessairement se formuler dans la langue de l’Autre. Mais ce n’est pas exactement dans la langue de l’Autre car elle se modifie aux contacts d’objets nouveaux qu’elle ne connaît pas… »Si la langue de l’Autre se modifie aux contacts d’objets nouveaux, la langue des psychanalystes aussi court ce risque d’être alourdie, affadie, attaquée par la psychologisation.

Il faut donc veiller à ne pas laisser entrer le cheval de Troie dans notre forteresse et il faut au contraire la renforcer car nos armes sont les concepts que Lacan a forgés pour nous. C’est la langue qui est notre objet mais c’est aussi la langue qui est notre outil. Notre langue, celle de la psychanalyse, est vivante et en constante construction. Ce n’est pas une langue creuse, telle celle du discours universitaire où sont aux commandes tous les savoirs à égalité afin de décrire les comportements, les compétences et la pyramide des évidences (telle celle de Maslow par exemple). C’est une langue vivante, toujours ré-interrogée par le réel duquel elle doit rendre compte.

La langue de son École a été le premier souci de Jacques Lacan pour la formation des psychanalystes. Lacan commence son premier Séminaire hors de l’IPA par les quatre concepts fondamentaux. Il situe l’importance du concept dans une situation de politique psychanalytique qu’il interprète comme un refus du concept[3]. Il s’étonne du mépris que peut avoir un praticien pour son propre instrument c’est-à-dire la parole. Déjà dans son Séminaire III sur les Psychoses, Lacan avait mis en garde les psychanalystes sur les dangers de comprendre trop vite. Et l’on peut dire qu’il a lui-même appliqué ce principe à son propre enseignement et qu’il nous a ainsi mis au travail de lecture. Dans « L’inconscient n’est pas la psychanalyse »[4], que l’on trouve sur le site de l’École, JAM fait une hypothèse quant à l’illisibilité de Lacan : la condition pour parler clair est de livrer le signifiant-maître qui ordonne son propos et c’est ce que Lacan a savamment soustrait de son enseignement jusqu’à se vanter d’avoir pu préserver le pouvoir d’illecture de son oeuvre. Il a mis entre parenthèses le S1, ce qui fait qu’on ne sait pas où il veut en venir, et c’est ce qui permet encore aujourd’hui d’y être suspendu. Par ailleurs, il est de l’essence de la vérité de ne pouvoir que se mi-dire, non pas à cause d’un interdit et de son effet de censure, mais bien parce que c’est une conséquence du rapport comme tel de la vérité au réel.

[1] Lacan J., « D’un syllabaire après coup» Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.721.

[2] Miller J.-A., « Choses de finesse en psychanalyse » , leçon du 12 novembre, 2008, inédit.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux, Paris, Seuil, 1973, p.22.

[4] http://www.causefreudienne.net/orientation-lacanienne

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