L’autiste modèle

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L’autiste est devenu aujourd’hui à la fois l’objet d’un mauvais traitement systématique et la source d’une puissante fascination. Le premier est peut-être inséparable de la seconde. D’où ma question : de quoi l’autiste est-il le modèle si son statut hors norme est insupportable au point d’appeler tout un arsenal répressif, alors que, dans le même temps, il provoque, dans certains cas, une adoration étrange ?

La chose en arrive à son climax lorsqu’une personne comme Temple Grandin, désignée dans le journal Scientific American comme « la face publique de l’autisme »[1], affirme que « [s]on cerveau fonctionne comme un navigateur internet »[2] et déclare « qu’une façon très nouvelle, autistique, de penser dynamise Silicon Valley », comme nous pouvons le lire dans son livre « Le cerveau autistique »[3] qui obtint la distinction du « Meilleur choix 2013 » de la page « Bonnes lectures ».

Cela révèle que l’autiste peut occuper le lieu d’une démonstration vivante. Il peut le faire s’il le souhaite, mais on exige aussi de lui qu’il le démontre même quand il ne le souhaite pas : il s’agit de vérifier, à n’importe quel prix, une définition de l’humain qui compare l’homme à la machine qu’il a créée, l’ordinateur, et qui identifie l’un et l’autre à son cerveau.

L’autiste modèle, ou converti en modèle bien malgré lui, devient aujourd’hui la démonstration vivante de la nouvelle alliance entre un certain secteur de la psychologie cognitive, la neuroscience et les bureaucraties sanitaires. Ce qui est en jeu est trop important, ils s’accrochent à cette opportunité d’incarner la Science du Cerveau.

Mais l’essor de ces métaphores et de ces représentations, qui – sans être nouvelles –connaissent aujourd’hui un grand intérêt, est inséparable d’autres modifications de la civilisation : une part de l’intérêt du monde actuel pour une certaine image stéréotypée et idéalisée de l’autiste fait suite à l’essoufflement des voies du sens. Par conséquent, l’autiste idéal fait figure de héros ironique de notre temps. Il révèle les limites de la supposée dignité de la vie humaine.

Le high functioning est le spectre de celui qui, au-delà de toute croyance, a réussi à imposer sa singularité face à la masse. L’homme post-moderne, las de la stupidité de son monde et surtout de la sienne propre, contemple, fasciné, l’autiste qu’il imagine toujours à haut potentiel, représentant de ce que serait une intelligence non affectée par la débilité mentale généralisée.

Un tel intérêt est dès lors inséparable de l’exploration des limites de l’humain. L’homme actuel, qui aspire plus que jamais à l’impassibilité de la machine et au calcul rationnel qui maximalise la satisfaction, n’a pas les meilleures motivations lorsqu’il se laisse fasciner par ce qu’il suppose à l’autiste. Il lui attribue sa propre misère. Et, qu’il le sache ou non, il le lui fait payer.

[1] « Q&A with Temle Grandin on The Autistic Brain » : //goo.gl/mPYoO7

[2] Grandin T., My mind is a web browser : How People with Autism Think, New York, The Charles A. Dana Foundation, Cerebrum, vol. 2, 2000.

[3] Grandin T., The Autistic Brain, New York, Mifflin Harcourt Publishing Company, 2013.

Traduction : Colette Richard

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