Yorgos Lanthimos et les dystopies de la norme
Le cinéma du réalisateur grec Yorgos Lanthimos n’est pas fait pour entrer dans les genres conventionnels. Comparés à ceux de Luis Buñuel dont il est un grand admirateur, ses films ont une part de mystère troublant qu’il se garde de dévoiler dans ses interviews. En effet, comment pourrait-il le dire mieux qu’au travers de ses créations ?
Canine et The Lobster sont deux de ses trois longs-métrages où Lanthimos construit des univers les plus étrangement familiers. Il nous présente à des degrés divers des régimes humains totalitaires qui ont pour point commun d’annuler la dimension de l’objet petit a, soit du non résorbable dans le signifiant. Dans Canine, l’institution familiale fait de la norme perverse du père son credo. C’est l’histoire aussi lucide que délirante des trois jeunes coupés de tout contact avec le monde extérieur au risque de se faire dévorer par des bêtes monstrueuses. The Lobster nous présente une société où la vie en couple s’impose par la loi, sous peine d’être transformé en animal. Un groupement des rebelles – les Solitaires – qui réussit à s’échapper de cette dictature, s’organise dans la forêt pour la combattre, mais finalement se structure par des règles sociales aussi féroces que les autres. Lanthimos nous fait ainsi une brillante démonstration des conséquences les plus radicales de la ségrégation.
Ses personnages déchirants sont « des-incarnés » par un extraordinaire casting d’acteurs, parmi lesquels se trouvent Rachel Weiz, Colin Farrel, Aggeliki Papoulia ou Léa Seydoux. Effaçant toute trace d’érotisme, aux voix monotones et aux regards inexpressifs, ils introduisent une dysharmonie éclatante entre les corps et les mots. Ainsi ils énoncent des dialogues crus ou hilarants sans aucune marque d’affect. Les semblants sont poussés au pathétique et le réalisateur fait de scènes de danse – présentes dans tous ses films – sa plus grande manifestation.
Dans ses trois films, la chair est frappée, amputée, léchée, etc. Seulement des cris font écho à ces scènes qui surgissent lorsqu’une certaine atmosphère de normalité commence à s’installer pour le spectateur. Un réel s’annonce à chaque rapprochement des corps. Lanthimos montre les relations sexuelles sur un versant pornographique, marquées de « vacuité sémantique »[1] comme l’indique Jacques-Alain Miller. Le réalisateur introduit cependant une variante en faisant intervenir des personnages qui pointent le ratage de la rencontre de façon unique. Tout un style !
Jusqu’à présent, ses films culminent par différentes versions d’un même scénario : le passage à l’acte sur le corps propre se veut la solution ultime pour les protagonistes qui cherchent à faire une place hors norme à la solitude de la jouissance.
J’attends avec impatience la sortie en salles de Mise à mort du cerf sacré pour continuer à percer ce mystère !
[1]Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant – Présentation du thème du Xe congrès de l’AMP à Rio en 2016 », Paris, Scilicet, ECF, Coll. rue Huysmans, 2015, p. 24.