La sexualité n’est jamais normale…
Dire que la sexualité humaine n’est jamais normale, est, pour le psychanalyste, un poncif : dès ses Trois essais sur la théorie sexuelle, Freud s’employait à mettre en valeur le polymorphisme des pratiques sexuelles chez les êtres parlants et à montrer, à partir de l’analyse des symptômes, le rôle des motions perverses dans la constitution de ces derniers, au point d’admettre que la prédisposition aux perversions n’était qu’un élément de ce qui était tenu pour la constitution normale[1]. Corrélant ses vues à l’avènement du concept de libido et l’articulant à la mise au jour de la prédominance des fantasmes, Freud fondait la psychosexualité. Il effondrait du même coup les frontières entre le supposé normal, de son époque, et les déviations considérées comme pathologiques. La question n’a pas cessé depuis d’être constamment remise à l’étude. Pour ne prendre que le seul exemple de la jeunesse, notons que Lacan rappelait en 1974 que les garçons ne songeraient pas à faire l’amour aux filles sans l’éveil de leurs rêves[2]. Cette remarque n’a pas manqué d’attirer l’attention. Elle réactualise, d’une certaine manière, le point de vue freudien de 1905, puisque Freud déclarait : « le choix d’objet s’accomplit tout d’abord dans la représentation, et la vie sexuelle de l’adolescence n’a guère d’autre latitude que de se répandre en fantasmes »[3]. C’est, me semble-t-il, ce que met en scène Bastien Vivès, jeune auteur franco-belge de B.D., dans son dernier opus, sorti en mai 2017. Intitulé Une sœur[4],le scénario s’attache à représenter la naissance du désir, l’avènement du corps de l’Autre en tant qu’objet sexuel, chez deux jeunes gens, un garçon de 13 ans, une fille de 16 ans, amenés à cohabiter dans une maison de famille, à l’occasion de vacances. L’originalité du point de vue de l’auteur est celui de son fantasme, dont il ne fait d’ailleurs pas mystère : l’inceste. Au cours de plusieurs interviews, Bastien Vivès ne cache pas son regret de ne pas avoir eu de grande sœur, tandis qu’il avoue, sans fard, la haute valeur érotique personnelle de sa fantaisie : « Tout le livre est un immense fantasme »[5] déclare-t-il, non sans préciser qu’il n’a jamais songé à le réaliser. C’est bien lui le héros d’Une sœur, jeune garçon qui peine à dessiner le portrait – faute d’avoir des yeux, remarquons-le, Vivès lui ôtant régulièrement ceux-ci de sa représentation graphique – de celle qui l’entraine dans la découverte de la jouissance des corps, le sentiment amoureux n’étant toutefois pas absent. Il n’est pas impossible que notre Occident du 21ème siècle, tout infiltré d’hypocrisie et de relents victoriens, et qui n’a cesse de pousser à l’exhibition des corps tout en refoulant toujours plus le réel du sexe, trouve à s’en émouvoir. Cet ouvrage pointe pourtant la vérité du désir : ce dernier est toujours hors-norme.
[1] Freud S., Trois essais sur la théorie sexuelle, (1905), Paris, Gallimard, Coll. Folio/essais, 1985, p. 88.
[2] Lacan J., « Préface à L’éveil du printemps », (1974), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 561.
[3] Freud S., op. cit., p. 169.
[4] Vivès B., Une soeur, Bruxelles, Casterman, 2017.
[5] À écouter en ligne : https://www.franceinter.fr/culture/une-soeur-de-bastien-vives-l-amour-a-13-ans