Le rendez-vous en institution : s’en passer pour s’en servir
Le modèle des consultations psychiatriques en Centre de Santé mentale est par défaut uniforme : un rendez-vous est assigné. Un patient se présente dans une structure qui préexiste et il y reçoit des soins. Or ce protocole caporalisé oublie que nos structures institutionnelles sont en latence et s’éveillent quand un sujet entre, quand il y a création, par la rencontre, d’un lien d’une structure avec une autre[i]. Cela, ce sont les patients qui me l’ont fait entendre, ceux qui ne rentraient pas dans les cases et ne se présentaient pas au rendez-vous. Il a donc fallu inventer. Un premier geste, visant une infusion dans la structure plutôt qu’une prescription ou injonction – « Rendez-vous ! » – a été de proposer une matinée ouverte par semaine, sans rendez-vous, sans ordre préétabli, où j’accueillais ceux qui le souhaitaient.
Très vite, les signes envoyés par ce dispositif nouveau ont eu des effets, les effets d’un transfert institutionnel traduisant que le sujet opère du lieu où il est. La salle d’attente se faisait lieu de vie, un bain de langage qui déconstruisait la langue artificielle des catégories diagnostiques en multipliant les occasions de parole. C’est pourquoi, à celui de « dispositif », je préfère le terme de Poncin : « situème[ii] » – contraction de « situation » et « phonème » – qui donne un fond langagier à un lieu. De plus l’équivoque « situème/si-tu-aimes » révèle que bien plus qu’un cadre institutionnel, un bord, qui redonnerait place à la folie dans la Cité, ne serait pas géographique, mais plutôt celui de notre désir.
Si pour M. Foucault, un dispositif est un enchevêtrement de lignes d’énonciations, de visibilités et de forces qui résultent des effets de subjectivité[iii], face à des dispositifs homogénéisants, il est nécessaire de créer des dispositifs hétérogènes, pour des énonciations singulières, des forces de dissensus et de pas-tout-visible.
Choisir la traduction plutôt que la prescription, préférer la fluidité d’une rencontre singulière à la discordance par rapport à une norme, c’est choisir une clinique horizontale : la structure d’horizon recèle en effet un secret opérant, permettant dans la rencontre de l’impératif freudien de lever les interdits de pensée avec la poésie[iv]. En activant les lignes de fuite, elle renvoie à un infini, à un lieu où il y a toujours quelque chose.
Cette formule d’horizon, Abdi a trouvé à s’y loger, alors qu’il ne se présentait plus aux rendez-vous formels avec le psychiatre qui lui étaient attribués par le Centre d’accueil où il résidait. Lui qui me tendait son « Réquisitoire pour Soins urgents » sans un mot aux premiers entretiens, avait finalement choisi de laisser sa place vide. Mais il réapparut dans la salle d’attente, immobile parmi les désassortis, les mamas africaines à tricots et les sans-abris à caddies. Ce sujet, surdéterminé par l’empilement des violences de l’État et de la lignée, semblait dans un état de stupeur, voué à un présent qui le réduisait à devenir le virtuose d’un nouveau périple, administratif celui-ci, après l’odyssée du voyage. Pour l’obtention de la reconnaissance de son statut, des preuves étaient exigées, comme une injonction à se fabriquer de l’histoire, à se poser comme sujet de l’Histoire, alors même que son nom, son âge étaient mis en doute. En effet, sa première demande d’asile avait été refusée : « Nous ne sommes pas sûrs que vous soyez Somalien », s’était-il entendu dire. Son nom avait été mis à la casse et ne le désignait plus que dans sa particularité accidentelle, indésirable. Ce sujet à la fois surdéterminé par l’empilement des violences et réduit à son illégitimité, semblait pétrifié dans une seconde mort, empêché à faire une demande, son corps mortifié par démembrement du nom[v]. Le corps insistait, pourtant, par de petites douleurs, comme une première résonnance corporelle de l’affect. Il convenait alors d’entendre la topographie de la déréliction et de ne pas trop médiquer les phénomènes élémentaires.
Ne pas se réduire à la position de psychiatre-secouriste, mais se faire témoin de la débâcle de la vie broyée dans une existence périlleuse, c’est donc aussi un traitement politique de l’hospitalité dans la rencontre : aménager une place dans la Cité, rendre vivace un désir qui ne serait pas de massification, à l’heure où le plus singulier est massifié par le déni, les suspicions, les arrogances de ceux qui ne se sentent pas étrangers sur ceux qui se sentent trop étrangers. Abdi, pétrifié qu’il était dans la mélancolie du lieu où il réside, semble aujourd’hui avoir trouvé dans le dispositif que je lui propose un lieu de lien et d’horizon.
[i] Dana G. « Y a-t-il un antidote possible aux fléaux de la standardisation ? », Congrès LBFSM, Bruxelles, 27/10/16.
[ii] Tosquelles F., Tosquellas J., L’enseignement de la folie, Dunod, Coll. IDEM, 2014 p. 232.
[iii] Foucault M., Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 137.
[iv] Collot, M., L’horizon fabuleux : la poésie moderne et la structure d’horizon, Paris, 1986, p. 58.
[v] Douville, O., « La mélancolisation du corps chez les réfugiés », Congrès LBFSM, Bruxelles, 27/10/16.