D’une opposition à une création

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En 2012, à l’occasion du centenaire de la naissance de John Cage, Jean-Luc Plouvier interprétait ses 4’33’’ à 18 h à l’arrêt du bus de la Bascule (Bruxelles). Je ne connaissais pas cet opus. Aussi, passé ma très grande surprise, j’ai commencé à chercher à comprendre la démarche de ce compositeur.

Mon attention a été attirée par le titre d’un ouvrage, sur cet opus, écrit par un musicien américain : « No silence »[1]. Cette négation en remettait une couche sur ma perplexité. Ce que je réduisais à un moment de silence ne l’était pas.

En lisant le texte d’une conférence de J. Cage de 1948 – « Confessions d’un compositeur »[2] –, j’ai pu faire la différence entre :

— l’idée première pour J. Cage de composer une Prière silencieuse « qui durerait trois ou quatre minutes et demie » – d’après la durée standard de la musique en boîtes – et de la vendre à Muzak Co (une entreprise américaine qui fournissait de la musique d’ambiance pour les ascenseurs des gratte-ciel, grands magasins et autres lieux publics – cette musique est censée masquer discrètement les bruits désagréables).

— et ce qu’il présentera en août 1952 à Woodstock : 4’33’’ – temps d’une partition qui s’efface derrière les sons qui l’entourent. Sa durée est l’addition des temps de chacun des trois mouvements : 30’’, 2’23’’ et 1’40’’.

Entre ces deux moments, quatre années se sont écoulées, lui permettant d’écrire sa sonate « silencieuse » avec des guillemets, car nous entrons dans une autre dimension du monde musical.

Le premier silence, celui de la prière silencieuse, veut trouer, objecter à la pollution musicale. D’autres citoyens ont opté pour des recours en justice en brandissant le premier amendement de la Constitution afin de faire taire Muzak.

Le deuxième silence, celui du 4’33’’, nous introduit à ce qui avait marqué J. Cage en découvrant les tableaux de Roger Rauschenberg : White painting (1951). J. Cage en dit : « Les tableaux blancs étaient des aéroports pour les lumières, les ombres et les particules »[3]. Il y voyait un vide dans lequel l’ombre du spectateur, ou d’un autre spectateur, pouvait devenir une partie et une parcelle de la peinture, tout comme les sons non intentionnels feraient partie de 4’33’’.

De même que le monochrome blanc n’est pas invisible, 4’33’’ n’est pas silencieuse.

La manière avec laquelle il décrit ce qui se « fabrique » au départ d’un vide pictural est transposable à sa sonate qui articule le dispositif de l’interprète, l’auditeur et l’environnement.

« Ce que nous entendons est déterminé par notre propre vide, notre propre réceptivité ». « Si quelqu’un est plein […] de l’idée que cette pièce est un tour de passe-passe pour choquer ou dérouter, alors, c’est ce que c’est »[4].

Autour de l’année 1970, Daniel Charles, musicien et philosophe, a conduit une série d’entretiens avec J. Cage publiés sous le titre « Pour les oiseaux »[5]. Dans cet ouvrage, J. Cage part de l’idée que le silence n’existe pas et que donc tout est son. Son œuvre entraîne ce qui n’était pas musical au départ et qui devient sa musique. Le son ne fait plus obstacle au silence. Le silence n’est plus un écran à l’égard du son.

Selon Morton Feldman, compositeur, qui rapproche la démarche duchampienne à celle de J. Cage, « Duchamp a libéré l’esprit de l’œil, cependant que Cage a libéré nos oreilles de l’esprit »[6].

 

[1] Gann K., No silence 4’33’’ de John Cage, Paris, Allia, 2014.

[2] Cage J., Confessions d’un compositeur, Paris, Allia, 2013.

[3] Gann K., No silence 4’33’’ de John Cage, op. cit., p. 131.

[4] Ibid., p. 155.

[5] Cage J., Pour les Oiseaux. Entretiens avec Daniel Charles, Paris, L’Herne, 2002.

[6] Gann K., No silence 4’33’’ de John Cage, op. cit., p. 77.

 

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