Celui que la langue traumatise[1]

Protocoles de soins, uniformisation des pratiques, évaluation des pratiques professionnelles. Les machines de la santé mentale proposent des réponses standardisées au malaise dans la civilisation. Avec l’avancée du discours de la science dans le champ de la psychiatrie, le dsm fait valoir et se répandre auprès du jeune public l’idée de trouble et de dysfonctionnement là où il s’agit avant tout de souffrance psychique. De plus en plus, des dispositifs de prise en charge « spécialisés » sont proposés aux patients. Ainsi, les souffrances intimes issues de la vie amoureuse et familiale peuvent être prises en charge en groupe. « Addictions », « douleurs chroniques », « traumatismes sexuels », les symptômes sont simplifiés et traités par des protocoles de soins. Cette tendance à catégoriser les patients en fonction de leurs difficultés les enferme dans un déterminisme de plus en plus pesant. Les patients, leurs familles, se disent souvent culpabilisés par le poids de signifiants qui résument et indexent leur souffrance à un être de jouissance : « alcoolique », « boulimique », par exemple. Ces diagnostics ont pour effet d’accentuer le sentiment de honte et de déterminisme qui pèse déjà sur chaque être parlant confronté à l’opacité pulsionnelle. Plus le discours scientifique cherche à ramener l’être humain à la raison, plus la clinique apparaît comme un « impossible à supporter » auquel les institutions de soin se confrontent. L’avancée de la novlangue cognitiviste aboutit à l’idéal scientiste d’un savoir totalitaire, valable pour tous. Ainsi, par exemple, des formations – appelées groupes d’éducation thérapeutique – cherchent à se substituer aux groupes de parole. Pour que celui qui détient un savoir sur ce dont il souffre reste le patient et que ce ne soit pas l’Autre qui lui dise comment il convient de se nourrir, se laver, se soigner, de nombreux soignants s’y opposent. Cet idéal moderne, qui place au premier plan les comportements observables et donc évaluables d’un sujet, laisse dans l’ombre ce que le patient peut en dire. La fascination, propre à l’imaginaire, vient faire écran à la reconnaissance sur le plan symbolique, c’est-à-dire à l’accueil de la parole du patient. Les traits de personnalité, le caractère, les attributs du moi peuvent parfois prendre le devant de la scène, réduisant de plus en plus dangereusement les sujets au silence de la pulsion. Une question à laquelle Lacan s’est intéressé tout au long de son enseignement est cruciale, et se retrouve, au quotidien, dans les unités de soins : comment articuler la structure du langage et la pulsion ? Qu’est-ce qui peut être ordonné par la langue et qu’est-ce qui ne le peut pas ?
Là où le discours scientifique fait consister l’idée que les symptômes pourraient être découpés, comparés, anticipés, rapidement réduits, grâce à un savant calcul des probabilités[2], la psychanalyse soutient que l’on ne peut pas prédire l’avenir de quelqu’un.
Dans « Télévision », Lacan indique que l’espoir, c’est le langage. Partir à la recherche des mots qui ont marqué une histoire, c’est ce qui donne de la dignité à la pulsion. Sans cette croyance au symptôme en tant qu’organisation langagière, parole organisée et complexe, les institutions de soins sont en prise directe avec ce qu’il y a de plus insensé dans le symptôme. Celui-ci est donc d’autant plus angoissant qu’il n’est plus porteur d’un sens caché s’inscrivant dans une histoire singulière. Sans le voile du fantasme, sans le mythe d’une historisation minimale du symptôme, rien ne voile la jouissance. Le DSM – par ses catégorisations inspirées du discours scientifique – fait disparaître la dignité du symptôme en faisant apparaître celui-ci, d’emblée, sur son versant de jouissance, et non plus sur son versant de sens. Or, la jouissance doit être déchiffrée, souligne Lacan dans « Télévision ». Que le patient souffre de paroles qui lui ont été dites – ou ne lui ont pas été dites – mais avant tout de paroles, cela ne va plus de soi. Dans sa postface à l’édition des Autres écrits, Jacques-Alain Miller souligne que ces textes de Lacan « enseignent de la jouissance qu’elle aussi relève du signifiant, mais à son joint avec le vivant ; qu’elle se produit de « manipulations » non pas génétiques mais langagières, affectant le vivant qui parle, celui que la langue traumatise. »[3]
[1] Miller J.-A., Postface des Autres écrits, Lacan J., Paris, Seuil, 2001.
[2] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 475.
[3] Miller J.-A., postface aux « Autres écrits », Lacan J., Paris, Seuil, 2001.