Addiction et discours capitaliste

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Il y a une difficulté à définir le terme d’addiction qui a remplacé, de nos jours, celui de toxicomanie ou de dépendance et qui peut recouvrir un large champ des pratiques humaines, ne se limitant plus à celles spécifiées par la prise de substances toxiques. Jacques-Alain Miller soulignait justement que « le modèle général de la vie quotidienne au XXIe siècle, c’est l’addiction. Le « Un » jouit tout seul avec sa drogue, et toute activité peut devenir drogue : le sport, le sexe, le travail, le smartphone, Facebook, etc. »[1].

Les neuroscientifiques cherchent la cause de l’addiction dans le « système de récompense » du cerveau et essayent de définir à partir de quel moment un sujet faisant usage de substances toxiques devient addict. Or, l’addiction généralisée n’est pas seulement un phénomène du malaise moderne dans la civilisation, mais elle est inhérente au discours capitaliste lui-même.

C’est au début des années ‘70 que Lacan a introduit le discours capitaliste : « le discours capitaliste est là […] une toute petite inversion simplement entre S1 et le $ … qui est le sujet… ça suffit à ce que ça marche comme sur des roulettes, ça ne peut pas marcher mieux, mais justement ça marche trop vite, ça se consomme, ça se consomme si bien que ça se consume. »[2] Ce discours est apparu à un moment de l’histoire comme transformation du discours du maître par le discours de la science.

Lacan propose aussi une écriture du discours capitaliste en changeant les places de deux termes du discours du maître. Il écrit le $ à la place d’agent et le S1 à la place de vérité, tout en modifiant l’orientation des flèches de telle façon que la barrière entre la vérité et la production du plus-de-jouir s’abolit. C’est un circuit fermé, répétitif à l’infini qui se forme : $→S1→S2→a→$… La conséquence est que le sujet contemporain, contrairement à celui du discours du maître, est commandé par le plus-de-jouir (a→$). Le sujet est en connexion directe avec les objets « plus-de-jouir en toc »[3] produits en masse par la technoscience, ce qui donne le style addictif du discours capitaliste qui pousse le sujet à la consommation d’objets en quête de jouissance.

Par ailleurs, Lacan précise que « ce qui distingue le discours du capitalisme est ceci – la Verwerfung, le rejet en dehors de tous les champs du symbolique, avec les conséquences que j’ai déjà dites, le rejet de quoi ? De la castration. Tout ordre, tout discours qui s’apparente du capitalisme laisse de côté ce que nous appellerons simplement les choses de l’amour »[4].

Les quatre discours définis par Lacan formalisent quatre types de liens sociaux qui règlent le rapport du sujet avec la jouissance. La prise du sujet dans un discours a comme effet la castration de la jouissance, le sujet récupère seulement un bout de jouissance sous la forme d’objet a. Le discours capitaliste, au contraire, forclôt la castration et met en relation le sujet avec les objets en effaçant la place du manque et du désir. Il renforce ainsi la jouissance autistique de l’Un-tout-seul. En cela le discours capitaliste et les choses de l’amour sont antinomiques, parce que seul l’amour « pourrait faire médiation entre les uns-tout-seuls »[5] où on n’opère qu’avec notre manque, où l’on donne à l’autre ce qu’on n’a pas.

Même si les difficultés sont parfois insurmontables, l’enjeu de notre travail est de pouvoir séparer le sujet de cette jouissance destructrice à partir des moyens dont il dispose et de l’introduire dans un lien social où les choses de l’amour ne sont plus laissées de côté.

 

[1] Miller J.-A., « Les prophéties de Lacan », Le Point, édition du 18/02/2011, http://www.lepoint.fr/grands-entretiens/jacques-alain-miller-les-propheties-de-lacan-18-08-2011-1366568_326.php

[2] Lacan J., « Du discours psychanalytique », Lacan in Italia (1953-1978) / En Italie Lacan, Milan, La Salamandra, 1978, p. 36.

[3] Lacan J., Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 93.

[4] Lacan J., Je parle aux murs, Seuil, Champ freudien, Paris, 2011, p. 96.

[5] Miller J.-A., « Une fantaisie », Mental, no 15, Paris, p. 27.

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