L’humain en l’homme

Adolescent, il trompe l’ennui des études secondaires dans le jeu de la langue de la poésie. Lorsqu’il s’inscrit en philosophie à la faculté de Berlin pour répondre à ce que sa famille attend de lui, il commence à voyager en Europe, persuadé qu’il ne trouvera pas ce qu’il cherche dans les propos de ses professeurs mais plutôt chez des personnalités hors-normes.
Il rencontre d’abord deux de ses maîtres à penser : Emile Verhaeren et Romain Rolland. Peu de temps après la rencontre avec le premier, il écrit : « Et dès cette première heure de contact personnel, ma décision était prise : servir cet homme et son oeuvre. »[1]
Lorsqu’il découvre les écrits de Freud, il en perçoit immédiatement l’aspect révolutionnaire et une correspondance commence entre eux qui s’étendra de 1908 à la mort de Freud. À plusieurs reprises, Freud cherche à qualifier l’écriture de son ami pour lui dire à quel point il arrive à « approcher toujours plus près et comme à tâtons de l’être le plus intime de ce qu’il décrit »[2].
Il poursuit toute sa vie la jouissance incluse dans la langue, entre autres par le biais de la traduction du français et de l’italien, soucieux du passage de la jouissance contenue dans l’une vers l’autre. Il y trouve un plaisir immense qui « donne sens à sa vie ».[3]
Sa collection de « premiers jets » est une autre illustration de son ravissement devant la création artistique, son « support terrestre »3 cette fois. Après avoir commencé à collectionner des autographes, il s’efforce d’acquérir, non pour les posséder, mais pour les conserver, des manuscrits d’écrits ou de partitions devenues ensuite des œuvres immortelles. Pour lui, la « vraie mission du poète est de préserver et de défendre ce qu’il y a d’universellement humain dans l’homme ».[4]
Pendant la guerre 14-18, il écrit À mes amis de l’étranger, un combat avec sa plume contre l’idée de la guerre. Sa pièce Jérémie, une apologie de la défaite, est mise en scène pendant la dernière année de guerre en Allemagne, malgré le contexte de débâcle prochaine. Il en conclut que la culture reste pour la population malmenée par la guerre, un recours et un soutien dans l’épreuve.
Par contre, dès 1933, avec l’incendie du Reichstadt, s’amorce un mouvement de destruction de la culture elle-même, destruction qui sape ce sur quoi il s’était construit, une écriture au service de l’humanité. Les noms des artistes juifs sont rayés des affiches et les livres, livrés aux flammes. À partir de cette époque, il voit s’avancer une déshumanisation insupportable. Il n’arrive plus, comme il l’avait fait pendant la première guerre, à croire au pouvoir de l’artiste de préserver l’humain dans l’homme. Il écrit en 1934 une « confession à peine voilée »[5] avec son Érasme, un homme impuissant à défendre la paix face à la montée de la sauvagerie des guerres de religion. Il ne voyage plus, il fuit et met fin à ses jours en 1942, au Brésil. Le Monde d’hier est un testament destiné aux générations futures où s’exprime un écrivain qui a toujours préféré « les personnages qui succombent au destin ».[6]
[1] Zweig S., Le Monde d’hier, le livre de Poche, 1993, p. 151.
[2] Freud S. et Zweig S., Correspondance, Rivages poche, 1995, p. 24.
[3] Zweig S., Le Monde d’hier, le livre de Poche, p. 147.
[4] Ibid., p. 273.
[5] Ibid., p. 445.
[6] Ibid., p. 203.