Autoségrégation de la paranoïa

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Dans la paranoïa, il y a opposition apparente entre rejet de la culpabilité et condamnation de soi-même – souvent auto-exécutée par un appoint toxique.

Tel sujet énonce de façon surprenante son innocence d’un accident mortel qu’il a provoqué sous l’influence de drogues. Dans les années qui ont suivi, il a rechuté et s’enfonce dans la désinsertion sociale. À l’approche de son procès, il se pose en victime du traumatisme qu’a causé, sur lui, son homicide. Le rejet explicite de la culpabilité – déségrégation symbolique – tente d’éviter l’identification au déchet mais, en la méconnaissant, ne peut éviter l’exécution effective et suicidaire de la condamnation : ségrégation réelle. Coexistent, sans contradiction effective, innocence et suicide.

Cette faille est celle-là même énoncée par Jacques-Alain Miller comme trouble du rapport entre l’énoncé (l’innocence) et l’énonciation (l’acte suicide) caractéristique de la psychose paranoïaque. C’est parce que l’objet est inclus dans la chaîne signifiante et non pas exclu entre les signifiants qui le détourent, qu’il échappe au savoir (holophrase S1-S2 = a). Par contre, « dans la poche » du sujet, il le leste de son poids mortel de jouissance.

Comment se traite cette certitude qui pétrifie un sujet, dans la psychanalyse ? Dans la psychanalyse, l’articulation signifiante manquante qui détermine les points d’arrêt de la dialectique caractéristique des psychoses est remplacée par l’articulation Certitude-Analyste, soit S1-S2. L’analyste est le kinésithérapeute de l’âme : il masse les points de nouage, les contractures, les fibroses, adhérences et brides : il permet au sujet de supporter l’équivoque sans tomber dans le trou et ouvre à de nouvelles adhérences moins défavorables à la vie.

Cet autre sujet éploré, sujet aux aléas d’un dit « trouble de l’humeur bipolaire » ne se remet pas d’une rupture avec cette femme, aussi passionnée que lui, qui l’a quitté. Elle l’obsède, il la pleure – « je l’aime ! » –, « aboli » comme sujet[1], pendant d’un Autre absolu. L’analyste le coupe posément dans sa plainte d’un « Bien », prononcé non sans une certaine élévation. À la séance suivante il se dit libéré de cet amour et reviendra par la suite plusieurs fois sur cette intervention non politiquement correcte de l’analyste. Malgré l’arrêt du Lithium – avec l’aval du psychanalyste aussi psychiatre –, il maintient une humeur légèrement up avec peu de sommeil, mais sans la dysphorie qui l’accompagne habituellement. Il a des relations sexuelles avec des femmes, mais parvient à ne plus être pris dans le miroir de leur passion. Il communie, à la place, avec la nature dont il est, depuis l’enfance, une part sauvage. Il conclut quelques séances plus tard : j’étais inféodé aux femmes comme j’étais inféodé à ma mère. Il relance son activité professionnelle artistique avec force et en nouant de féconds nouveaux contacts. Il aura parfois encore la tentation de revenir à celle qu’il appelle son « bourreau »…

Dans ce cas, la coupure opérée dans la séance a détaché le sujet de sa position d’abjection en dégonflant l’enflure imaginaire de son amour. Une nouvelle articulation est rendue possible entre le sujet et le partenaire analytique, et partant, entre le sujet et le monde. La passion se redistribue sur d’autres objets et le sujet sort de sa pétrification.

[1] Lacan J., Le Séminaire, Livre III, Les Psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 287.

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