Lacan : une pratique hors les normes.

Étymologiquement, la clinique de « klinè » – le lit –, est ce qui s’opère au chevet du malade, de chaque malade pris un par un. Un médecin clinicien est celui qui interroge les symptômes de quelqu’un, au-delà des informations données par la technique. Lacan était-il un psychanalyste clinicien ? Voici comment il définit celui-ci : « […] un clinicien, ça se sépare de ce que ça voit pour deviner les points-clés et se mettre à pianoter dans l’affaire. […] À une seule condition, c’est de savoir que vous, ce qu’il y a de plus vrai dans vous, fait partie de ce clavier. Et que naturellement, […] vous soyez bien certain qu’il manque toujours quelque chose à votre clavier et que c’est à ça que vous avez affaire. C’est parce qu’il manque toujours quelque chose à votre clavier que l’analysant, vous ne le trompez pas, parce que c’est justement dans ce qui vous manque qu’il va pouvoir faire basculer ce qui, à lui, lui masque le sien ».[1]
Ainsi pouvons-nous supposer que lorsque Lacan faisait un acte, sa façon de pianoter, de faire partie du clavier, d’être lui-même la touche et ce qui manquait au clavier, cette façon était toujours orientée par l’urgence que l’analysant entende une note juste, mais qu’au-delà, cet acte de l’analyste était orienté par l’objet a qu’il s’agissait d’extraire de toute matière sonore. Certes, cette extraction n’est pas affaire de volonté et il y faut le long cheminement du sujet pour consentir à ce qu’il y soit dégagé, mais on peut supposer que Lacan tapait parfois fort sur la touche, comme pour provoquer un réveil à ce qui masquait le manque.
C’est ainsi que j’interprète certaines façons de faire hors normes que Lacan avait parfois. De temps à autre et pendant un temps bref, il laissait ouverte la porte de son bureau. De quoi s’agissait-il ? On peut dire que la subversion de la sphère du privé et du public ravale la volonté du moi à ce que le privé reste ineffable. En 1976, Lacan définissait l’analyse « une sorte d’irruption du privé dans le public. Le privé, ça évoque la muraille, les petites affaires de chacun »[2]. Et le privé, c’est ce dont on a honte.
Et sans doute, y avait-il dans ce moment où le patient avait – à tort ou à raison – le sentiment d’être entendu par d’autres, patients inconnus ou camarades, un effet de résonance de sa propre parole qui situait son histoire comme une historiette ou au contraire permettait de sentir le poids d’un réel ; dans ces moments, le silence de la voix comptait, car seul celui-ci peut s’approcher de l’objet indicible, peut l’évoquer et la présence de l’analyste, faisant ici rempart au monde, en évidait la place. Quoi qu’il en soit, au-delà de l’indécence, l’affaire devenait celle du choix du discours analytique. Comme la passe le montre, « grâce à la castration, cette indécence disparaît »[3].
Parfois aussi, Lacan venait, pendant quelques instants, regarder dans les yeux le patient allongé sur le divan. S’agissait-il de ne pas contourner le vif de ce qui était à dire, d’aller à l’aveu ? Sans doute, mais pas pour la confession de ce que l’on aurait caché. Plutôt l’aveu qu’en parlant, on perdait ses repères de signification. Et aussi bien, parler les yeux dans les yeux, était une façon de déjouer le surmoi qui terrifie, le regard supposé tapi dans l’ombre ou à l’inverse le regard bienveillant, voire compassionnel imaginé au lieu de l’Autre. Moment de désubjectivation de la parole non sans bref effet d’angoisse, mais se convaincre de l’existence de l’inconscient ne se fait-il jamais sans angoisse ! À l’envers des effets produits par le « sommeil dogmatique » de l’analyste de l’IPA.
Il y a encore avec Lacan une autre version du sens propre du terme « clinique », au chevet du patient. En effet, Lacan était aussi celui qui, en plein mois d’août, pouvait téléphoner à une patiente pour lui demander les résultats de l’analyse histologique consécutive à une grave opération de sa mère. Tombant au téléphone sur cette même mère, il était celui qui pouvait bavarder avec celle-ci et demander que sa patiente lui écrive à son hôtel à Rome où il allait se rendre à la fin des vacances d’été. Puis, une fois la lettre reçue, lui envoyer une missive. Humanité, dira-t-on. Plutôt acte au bord du réel, toujours ailleurs que là où on l’attendait. Avait-il réintroduit un temps long ? Toujours est-il que ce qu’il écrivit en réponse fit interprétation, interprétation qui, comme telle, ne fut saisie que bien plus tard par cette patiente. Lacan avait une pratique hors les normes, et il savait, à l’instar de Freud, pratiquer l’analyse hors les murs.
[1] Lacan J., « Discours de clôture au Congrès de Strasbourg, le 13 octobre 1968 », Paris, Lettres de l’École freudienne, 1970, n° 7, pp. 157-166.
[2] Lacan J., « Journées des cartels de l’École freudienne de Paris », Paris, Lettres de l’École freudienne, 1976, n° 18, pp. 263-270.
[3]Ibid.