En quoi il m’importe que Marine Le Pen ne soit pas élue
Franco-canadienne, je voterai aux prochaines élections françaises, comme j’ai voté à toutes celles qui se sont déroulées depuis mon émigration au Canada il y a 21 ans. Il se trouve que mon départ de France n’est pas étranger à la montée du Front national qui, déjà en 1995, avait remporté 15% au premier tour des élections présidentielles et ses trois premières municipalités. Ce fut un choc ! À l’époque, je vivais au Nord de Paris et le meilleur ami de mon fils était un enfant noir dont les parents venaient du Mali. Promenant souvent les deux enfants de 5 ans, pour la première fois, j’étais confrontée au discours raciste et haineux décomplexé qui s’adressait sans vergogne à l’enfant noir que je tenais par la main. Aujourd’hui encore, j’en ressens la honte, la colère et la révolte. J’ai compris à quelle vitesse la haine pouvait s’autoriser à s’étaler de façon obscène.
Bien sûr, ces scènes font écho à celles qui m’ont été racontées par mes parents ayant vécu sous l’occupation. Marquée par leurs récits que, toute leur vie durant, ils n’ont cessé de faire, ayant au moment de la guerre l’âge de l’adolescence pour ma mère et de jeune homme pour mon père, la guerre les a traversés de façon décisive. Quelques années avant sa mort, je voulais encore savoir quel avait été le trajet de mon père à cette époque et pourquoi il n’était pas entré dans la résistance – ou de loin. J’enregistrai son récit qui le fit vaciller au souvenir de la capitulation de Pétain face aux allemands. L’idéologie du Front national repose sur le même terreau que celui de la collaboration. Marine Le Pen a dans son état major des gens de l’extrême droite du GUD, elle les garde dans l’ombre, mais qu’ils puissent devenir ministres si elle était élue n’est pas improbable. On sait à quoi mène le pire. Et combien la répétition mortifère fonce tête baissée.
Stefan Zweig, dans son livre Le monde d’hier, souvenirs d’un Européen, en témoigne. Il fait un récit des périodes d’avant guerres mondiales – première et seconde – où la répétition et la constellation de certains éléments mettent en évidence les rouages de mécanismes qui, lorsqu’ils s’emballent, ne s’arrêtent pas si facilement. La montée du Front national en France, et des nationalismes en Europe et ailleurs, en font partie. Cela doit nous alerter. Le fascisme se sert de la démocratie pour accéder au pouvoir pour ensuite se débarrasser de la démocratie. En France, la constitution élaborée en 1958 pour faire face à un risque de guerre civile peut en faciliter le processus. Ce phénomène est à l’œuvre avec Erdogan en Turquie.
Le Front national représente le danger des foules fanatisées dont Freud a parfaitement montré le mécanisme, avec les conséquences de lynchage, de ségrégation, de rejet de l’autre. Phénomènes d’escalade de la violence inévitable, issue du rapport duel imaginaire qui provient logiquement de la désignation de l’autre comme « eux » ne faisant pas partie de notre bande. Je l’ai vu à l’œuvre à une vitesse surprenante, parce que je vivais alors dans un lieu propice à cette éructation de haine, décomplexée soudainement par la première percée significative du Front national. Je ne l’oublierai pas.
La guerre d’Algérie et ses para tortionnaires, aux premières loges desquelles se trouvait J.-M. Le Pen, avec ses gros bras qui faisaient le travail en France, en est un exemple horrifiant.
Le mot est lâché, envisager l’élection du Front national relève de l’horreur. Et l’horreur commence par le fait que nous en arrivions à la considérer comme possible.
L’élection de Trump aux États-Unis a produit un électrochoc au Canada. Nous venions de nous débarrasser de Stephen Harper (premier ministre canadien de 2006 à 2015), proche de Gorges W. Bush dans ses convictions, pour élire un premier ministre qui a déjà fait couler beaucoup d’encre, et qui est le premier à avoir ouvert à ce point son gouvernement aux émigrants. Nous retirons beaucoup de fierté de la formation du premier gouvernement Trudeau, représentatif de la population canadienne. Il incluait deux hommes originaires d’Inde qui portent le turban sikh, dont l’un ministre de la défense nationale ; deux femmes autochtones (amérindiennes), respectivement ministre du travail et ministre de la justice, et un homme inuit, ministre de la pêche et des océans ; une femme originaire d’Afghanistan, immigrée au Canada aussi en 1996, ministre de la condition féminine ; un homme originaire de Somalie ministre de l’immigration, des réfugiés et de la citoyenneté. La composition de ce gouvernement est aux antipodes de ce que prône Marine Le Pen, prenant en compte la diversité culturelle et les origines multiples de la population qui façonne le Canada. La France devrait s’en inspirer, en être enseignée, même si bien sûr l’histoire de ces deux pays n’est pas comparable. Un rapport à l’émigration inclusive et non exclusive devient une richesse inestimable à laquelle Marine le Pen est opposée, puisqu’elle défend son antithèse. Vue la composition ethnologique et sociale de la France, cela amènerait des tensions qui pourrait faire exploser toute cohésion sociale.
La France ne dispose pas des contre-pouvoirs que nous voyons à l’œuvre aux États-Unis, empêchant la réalisation systématique de ce que Trump décrète. C’est pourquoi l’élection de Marine Le Pen constitue un danger, contre lequel il s’agit de se mobiliser sans réserve.