La politique de la psychanalyse et la crise européenne

Marine Le Pen agite le spectre, non plus seulement imaginaire mais bien réel, d’une marée noire internationale qui traverse l’Europe, et qui, avec la complaisance actuelle de la politique des États-Unis, vise à miner, dans ses fondements, les assises de la démocratie sur lesquelles s’est élaborée dès l’origine, la construction européenne, suite à l’expérience tragique de la seconde Guerre mondiale.
La poursuite du projet politique européen, dont la signature des traités fondateurs, il y a soixante ans, a été commémorée ces jours-ci à Rome[1], et qui a garanti la période de paix et de démocratie la plus longue de notre histoire, est remise en question dans son être même, par la conjoncture dans laquelle nous sommes. En tant que psychanalystes ne pouvons rester indifférents à ce qui est en train de se produire : la destruction des fondements de la démocratie à travers l’accès possible au pouvoir de forces politiques qui professent nombre de valeurs antidémocratiques, porte atteinte aux conditions matérielles d’existence de la pratique de la psychanalyse.
Pour cette raison, les psychanalystes s’impliquent dans ce moment particulier en outrepassant une discrétion qui sied à la pratique freudienne exercée dans des conditions politiques ordinaires. Car ce moment-ci est extraordinaire. Le fonctionnement du discours analytique est compromis, voire rendu impossible quand la liberté d’expression de pensée et d’opinion est menacée par le pouvoir politique. Il est de notre responsabilité de mettre en œuvre tout ce que nous pouvons pour éviter de revenir à une pratique de la psychanalyse des catacombes, en régime de clandestinité, comme c’était le cas chez nous, et comme cela s’impose encore dans les régimes totalitaires à proximité des frontières de l’Europe.
Le résultat de cette crise européenne où s’engage la psychanalyse n’est pas déjà écrit. Nous sommes à un moment crucial : ou la marée noire l’emportera, se répandant dans les différents États-nations, portée par les mouvements populistes qui y sont disséminés, ou ce sera l’occasion, pour l’Europe de se doter d’un vrai corps politique, susceptible de produire à la fois une politique européenne et un peuple européen, hétérogène dans ses langues et traditions, mais uni par des valeurs et des principes démocratiques fondamentaux.
Il me semble important de distinguer le populisme – idéologie qui succombe à l’appel imaginaire des sirènes de l’identité archaïque, en diluant la complexité réelle de la politique – et la dimension du peuple, comme dimension constituante, comme champ de bataille dans lequel se déroule une lutte matérielle d’idées dont le résultatn’est pas joué d’avance. Dans un moment comme celui-ci, il est important de nous engager dans la lutte pour la démocratie, en faisant valoir les principes sur lesquelles se fonde l’éthique de la psychanalyse.
En ce sens, je relis aujourd’hui, comme éclairage sur cette bataille menée contre Marine Le Pen en France, l’expression programmatique que Jacques-Alain Miller faisait valoir dans ses Lettres à l’opinion éclairée : « l’éducation freudienne du peuple français ». Il nous propose là une modalité pour faire fonctionner le signifiant peuple du côté de la cause analytique.
On a évoqué ces jours-ci, dans nos débats, la leçon d’Antonio Gramsci, fondateur du Parti communiste italien, qui, comme tous se rappelleront, mourut en 1937, après une longue réclusion en prison, condamné pour ses idées antifascistes. Il nous laisse en héritage ses extraordinaires Cahiers de prison[2], étudiés par tous les mouvements politiques qui luttent contre la tyrannie dans le monde.
Sa théorie de l’hégémonie, empruntée en partie à Machiavel, pourrait à nouveau nous être utile, si nous la mettions au service de l’éducation freudienne des peuples européens.
[1] Rome, 25 mars 1957.
[2] GRAMSCI A., Cahiers de prison, tome III : Cahiers 10 à 13 [Quaderni del carcere], Trad. de l’italien par P. Fulchignoni, G. Granel, et et N. Negri. Collection Bibliothèque de Philosophie, Gallimard, 1978.