Inquiétante normalité

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De nouvelles formes langagières ont récemment surgi au sein de la langue russe pour envahir progressivement le lien social. D’une manière générale, l’abondance des diminutifs, la formation des « augmentifs » ainsi que d’autres manipulations avec les suffixes, préfixes et terminaisons peuvent donner naissance à des néologismes très riches, néologismes indiquant par ailleurs quelque chose de l’orientation de la jouissance. « Le signifiant représente la jouissance »[1], dit Jacques-Alain Miller.

Aujourd’hui, le russe connaît une véritable inflation de bricolages divers qui restituent une jouissance nationale partagée, bricolages devenant une nouvelle norme de la langue parlée. Inhabituels à l’oreille et vite repris par un grand nombre de gens, ces néologismes intriguent et interrogent.

Imaginons un court instant que la réalité se transforme et que nous nous réveillons subitement dans un Conte d’Hoffmann – dans un Réel où règne « une incertitude intellectuelle quant à savoir si quelque chose est doué de vie ou sans vie »[2]. Subtil, délicat, ingénieux, mais dépourvu du vivant, un mécanisme tend vers à un certain idéal qui lui est commandé de l’extérieur, sans avoir accès à la compréhension du programme. Tel peut être aujourd’hui l’impression de celui qui plonge dans un circuit des échanges commerciaux à la russe. Ce mécanisme dicte toutes sortes de néologismes diminutifs : voulez-vous « un petit pain », « un petit thé », « un petit vin », « une petite viande », « une petite pomme de terre » ? Toujours le même, il enchaîne harmonieusement sur « un petit billet d’avion », « un petit hôtel », « un petit appartement ». Or, lorsque cette voix mécanique, toujours la même, pénètre dans des pompes funèbres, en poussant acheter « une petite fleur », « une petite urne », « une petite couronne » et de payer « une petite prière », l’aspect comique cède la place à une inquiétante étrangeté. L’angoisse retire le sujet de sa rêverie, tout comme elle réveille Michael Stone[3] au moment où la voix mécanique, s’adressant à tout le monde de la même manière, dévore irréversiblement son objet a : la voix féminine, singulière et hors-norme, retrouvée parmi l’univers des voix robotisées.

Si l’homme normal dans la Russie contemporaine jouit de toutes sortes d’objets de consommation – objet petit a –, il n’oublie pas pour autant le sentiment patriotique de la grande Russie. Ainsi, à côté de ces diminutifs envoûtant l’oreille, réservés au client normal, l’Autre de l’espace postsoviétique s’enrichit progressivement des signifiants traduisant un tout autre rapport à la jouissance. Tel est le mot otyezjanci[4], un signifiant qu’aujourd’hui peuvent rencontrer ceux qui attendent leur vol international dans des aéroports russes. À la connotation péjorative, il remplace au fur et à mesure l’adjectif du même verbe, forme plus neutre en termes de jouissance utilisée auparavant. Otyezjanci sont ceux qui laissent la patrie et se détachent du corps de l’Autre. Otyezjanec, c’est l’objet qui choit de la monophonie patriotique. Par conséquent, pour en parler, la voix de l’Autre cesse d’être caressante. On ne caresse pas l’objet-déchet qui bat en brèche l’image de l’homme normal. On le refoule.

 

[1] Miller J.-A. , « Les six paradigmes de la jouissance », in La Cause freudienne, n° 43, Paris, 1999, p. 18.

[2] Freud S., « L’inquiétant » (1919), in Œuvres complètes, vol. XV, Paris, PUF, 1996, p. 166.

[3] Protagoniste du film Anomalisa, film américain réalisé par Duke Johnson et Charlie Kaufman en 2015.

[4] Substantif du verbe otyezjat (partir, quitter un lieu). La terminaison ci (ec au singulier masculin) dans la langue russe est utilisée, d’une part, pour désigner l’altérité, la dangerosité, la déchéance et, plus généralement, la malfaisance de l’objet. Tels, p.ex., prohodimec (voyou, fripouillard), oborvanec (déguenillé), samozvanec (imposteur, aventurier), golodranec (miteux), etc. D’autre part, les signifiants tels que molodec (homme remarquable), hrabrec, udalec (homme courageux), etc. désignent au contraire une idéalisation. On peut y percevoir une double face de l’objet a : objet agalmatique et objet-déchet.

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