Homo criminalis
« – la référence d’un discours, c’est ce qu’il avoue vouloir maîtriser »
Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse
Un récent ouvrage consacré à l’auteur de L’homme délinquant[1], et publié chez L’Harmattan dans la collection « Criminologie », qui se donne pour but de faire reconnaître l’anthropologie criminelle comme une science[2], tend à remettre en question ce qu’énonçait Lacan en 1950 : « la théorie lombrosienne a été rendue aux vieilles lunes, et le plus simple respect des conditions propres à toute science de l’homme […] s’est imposé même à l’étude du criminel »[3]. La tentative de réhabiliter cette doctrine sulfureuse que nous croyions remisée dans les archives des pseudosciences semble traduire le rappel à une norme, en matière de criminologie, ayant la puissance de la prédictivité telle que Steven Spielberg avait pu la mettre en scène dans son film de 2002, Minority report.
Même si l’auteure de ce livre souligne elle-même que « l’anthropologie criminelle lombrosienne […] est évidemment une doctrine fortement critiquable : aucun fondement scientifique, un défaut de méthode dans les démarches, des conclusions souvent prématurées, des résultats plausiblement manipulés et un échantillonnage fréquemment insuffisant »[4], elle précise cependant que son travail « a surtout pour but d’approfondir la connaissance de l’œuvre et des théories de Cesare Lombroso […] et parvenir à l’absolution de la partie de sa doctrine qui demeure défendable selon les connaissances et les outils actuels »[5]. Ainsi, le travail de l’auteure vise « la réhabilitation possible de la pensée criminologique de Lombroso » [6] et assume entièrement qu’il est « un hommage à l’incontestable postérité lombrosienne »[7]. Pour elle, « les doctrines lombrosiennes sur le “fou criminel”, malgré leurs limites, paraissent aujourd’hui avoir un sens »[8]. Lequel, sommes-nous en droit de demander ? L’auteur y répond à sa manière : « Le système lombrosien s’insère dans un mouvement général d’intérêt pour la criminologie comme science polyédrique unissant le social au médical afin de bâtir une société de prévention, de prise en charge mais également de répression : l’anthropologie criminelle doit surtout contribuer à départager les criminels des innocents, tout en protégeant ces derniers. »[9]
Le but est donc bien de repérer l’anormalité criminelle considérée comme une pathologie [10] inscrite dans le corps, aussi bien biologique que social. Ainsi la croyance en l’existence de marques discriminatives, visibles et objectives, est démontrée par un ensemble de recherches scientifiques parmi différents domaines : « La génétique, les neurosciences et l’analyse de l’environnement social, éducatif et familial sont donc des instruments actuels utilisés pour détecter, expliquer ou prévenir les attitudes criminelles, la violence, la récidive et l’agressivité chez certains individus aux comportements troublés et sociopathiques. »[11] Là s’entrevoient les potentialités ségrégatives du signifiant et de la norme. Monica Ginnaio souligne l’intention de faire le bien que sous-tend la démarche de Cesare Lombroso resituée dans son contexte historique : « Il bâtit ses réflexions sur la criminalité avec la louable intention d’assister la société italienne post-unitaire dans la solution de ses problématiques sociales majeures, par les sciences et la technologie. […] Pour lui, le déviant, dans son acception primaire de “divers” ou de “dissemblable” du reste du consortium humain, doit être écarté de la société italienne qui est en route vers son futur technologique et scientifique, porté par un positivisme naissant dont il partage les espoirs. » [12]
Il est ici intéressant de remarquer que l’auteure revendique la mise à l’écart de toute responsabilité des conséquences d’une telle doctrine dans l’application qu’elle a pu susciter, en particulier dans la pratique eugéniste de l’Allemagne nazie. C’est ainsi que l’auteure précise, dès son introduction et dans une note en bas de page[13], écarter de son étude l’axe eugénique des travaux de C. Lombroso.
Avec cet ouvrage, nous sommes donc bien loin du principe qui fonde les réflexions de Lacan sur les fonctions de la psychanalyse en criminologie, soit de reconnaître avec Freud et son Totem et tabou de 1912 « qu’avec la Loi et le Crime commençait l’homme »[14]. Notons enfin que fort curieusement, en conclusion de son ouvrage, M. Ginnaio fait référence au fait que « vers la toute fin de sa vie, [C. Lombroso] parviendra à mitiger ses propos et à considérer les classifications des phénomènes naturels comme vaines et artificielles, le scientifique s’efforçant inutilement de créer des catégories et d’y insérer ses cas exemplaires : le “cas unique”, impossible à inventorier, brisera toujours ses arguments »[15]. Le hors-norme indomptable résisterait-il donc d’autant plus qu’il est traqué, chassé, éradiqué ?
[1] Lombroso C., Lombroso : L’uomo deliquente in rapporto all’antropologia, alla giurisprudenza e dalle scienze carcerarie, 1896-1897, Torino, F. lli Bocca Editori, 1896.
[2] Ginnaio M., Homo criminalis, Cesare Lombroso et l’anthropologie criminelle en Italie, L’Harmattan, 2016.
[3] Lacan J., « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie », in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 135.
[4] Lombroso C., Lombroso : L’uomo deliquente in rapporto all’antropologia, alla giurisprudenza e dalle scienze carcerarie, op. cit., p. 17.
[5] Ibid., p. 23.
[6] Ibid., p. 12.
[7] Ibid., p. 24.
[8] Ibid., p. 13.
[9] Ibid., pp. 22-23.
[10] Ibid., p. 256 : « Bien que la vision lombrosienne accepte la délinquance multifactorielle, où l’environnement familial ou social et l’éducation comptent, l’anthropologue œuvre surtout afin de faire accepter la criminalité comme une pathologie. »
[11] Ibid., p .17.
[12] Ibid., p. 18.
[13] Ibid., p. 12 : « La vision eugénique dont Lombroso a été accusé et qui peut être perçue à l’analyse de ses théories sur la dégénération, ne sera pas ici traitée . »
[14] Lacan J., « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie », op. cit., p. 130.
[15] Ginnaio M., op. cit., p. 256.