La normalité de Kévin

Fin des années 1990, Maison d’arrêt de Loos, près de Lille, une des prisons les plus vétustes et les plus surpeuplées de France. Interne pour six mois, je soigne, au sein du SMPR – Service Médico-Psychologique Régional – des hommes et des femmes en attente de leur jugement.
Kévin, un homme d’une trentaine d’années, avait demandé à voir un psychiatre pour des insomnies. Je le reçois dans un bureau du service au rez-de-chaussée de l’établissement, après qu’il ait été emmené menotté et escorté de deux gardiens depuis sa cellule, où il est incarcéré depuis une semaine. Une semaine, c’est court, les délais pour les nouveaux arrivants frôlent parfois le mois. Souriant, affable, enjôleur, il n’a pas le profil de l’endroit. Il s’exprime dans un français impeccable. Chose étrange, il a l’air de ne pas souffrir des conditions de sa détention, quand bien des sujets qui viennent me voir sont ravagés par cette rencontre inattendue avec le réel.
Très vite, l’entretien se transforme en discussion informelle. Kévin ne cache pas le motif de sa présence ici : on le soupçonne de détournement d’argent et d’escroquerie sur personne vulnérable. Il m’explique calmement comment la police s’est totalement méprise sur des éléments comptables, qu’il démontrera facilement à ses juges qu’ils se sont trompés. Il me voit sceptique, mais ne cherche pas à me convaincre. Il est confiant, la lumière sera rapidement faite sur cette erreur judiciaire.
Nous nous sommes vus à trois ou quatre reprises, à sa demande. Il aime avoir des interlocuteurs « de son niveau », et ce ne sont pas les deux toxicomanes avachis avec qui il partage ses dix-huit mètres cubes qui lui procureront ce plaisir. Il me parle comme à un ami – nous avons à peu près le même âge –, me donne des conseils de lecture et de séduction. Il est curieux de connaître mon train de vie, le salaire d’un jeune médecin en prison. Ah, au fait ! Le traitement que je lui ai prescrit est très efficace.
Trois mois plus tard, au volant de ma 205 Junior d’occasion, j’attends à un feu. Une magnifique fin d’après-midi de juin dans les rues de Lille, il fait lourd, et je n’ai pas de climatisation. La prison, ses portes de fer, ses clefs de Barbe Bleue et ses uniformes sont loin derrière. Un rutilant coupé sport, décapoté, vient se ranger à mes côtés. Le type me fait un signe de reconnaissance, de l’autre côté de la vitre fermée. Le feu passe au vert. Le temps de descendre la vitre et d’entendre un « Bonne soirée docteur ! », le bolide démarre en trombe, tandis que la main de Kévin m’adresse un dernier salut.
La normalité de Kévin n’est qu’une des options que son a-normalité mégalomaniaque lui a autorisée. Il a pu en tirer un savoir-faire avec les signifiants de l’Autre, ce qui n’étonnera aucun analyste. Toutefois, cette petite fable n’est pas sans faire écho à une question du temps présent : lorsque la règle du jeu de l’argent l’emporte sur tout idéal, qu’est-ce qui sépare le maître jouisseur de l’escroc, le délinquant de l’homme de pouvoir ? Cette ligne mouvante n’est-elle pas celle qui donne la température d’une époque ?