La leçon de Francis Ponge.

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L’histoire des hérésies fait apparaître deux façons d’être hérétique. La première situe l’hérétique du côté de la contestation de ce qui est généralement admis dans le domaine de la pensée philosophique ou religieuse. Elle consiste à être contre : contre la religion, contre les idéologies, contre les normes. Cette façon d’être hérétique convient au discours du maître. Elle justifie l’inquisition, les pratiques ségrégatives, et les persécutions.

Ce que Lacan appelle « être hérétique de la bonne façon » [1] est tout autre. Il s’agit de « choisir la voie par où prendre la vérité », et « ce choix, une fois fait, de le soumettre à confirmation ». Ce qui définit un hérétique dans ce cas, c’est plus sa position que ses idées. L’hérétique ici n’est pas celui qui conteste l’Autre, mais celui qui ne croit pas en sa complétude et qui en tire les conséquences. Être hérétique de la bonne façon suppose de « ne croire plus à l’être, hors l’être de parler »[2]. Si l’Autre n’existe pas, il ne reste plus qu’à « prendre la faute sur Je »[3] . Il ne reste plus qu’à s’octroyer la liberté de choisir les moyens qu’on se donne pour aborder ce qui est en jeu dans telle expérience ou dans tel champ doctrinal. Cet abord se présente dans le dernier enseignement de Lacan sous la forme d’un choix que Jacques-Alain Miller formule précisément : « L’hérésie, ce n’est pas de quitter le champ du langage, c’est d’y demeurer, mais en se réglant sur sa partie matérielle »[4].

Ponge, comme Joyce ou Mallarmé, nous précède dans cette voie. Ponge était un hérétique à sa façon. Son hérésie, ce n’est pas de bousculer les significations apprêtées ou de récuser les métaphores usées. Son hérésie est de préférer aux paroles, la matérialité des mots et l’effet réel qu’ils nous font. Ponge est un hérétique parce qu’il choisit, non pas d’aller contre les usages dominant de la langue ou les idées reçues, mais de s’orienter sur l’épaisseur sémantique, sonore et visuelle des mots. « Si vous voulez prendre la tangente, si cela vous ennuie de rouler toujours dans la même rainure (…), suivez-moi. (…) Vous n’aurez pas à me suivre bien loin. Seulement jusqu’à ce mégot, par exemple, n’importe quoi à condition de le considérer (…) sans vergogne » et « sans souci de ce qu’on nous chante »[5].

Suivre Ponge, c’est se tourner vers les choses les plus simples, les débarrasser de la suie des paroles et les presser pour faire jaillir dans la langue leur qualité différentielle. Le moment heureux, c’est lorsque l’objet choisi expulse de lui-même ses propres qualités, c’est lorsque la matérialité des mots fait surgir dans la langue la singularité essentielle de cet objet. Il faut pour cela prendre en considération seulement les qualités qui viennent des mots, avant toute idée, sans se soucier de savoir si celles-ci plaisent ou non, si celles-ci nous enchantent ou non. Il s’agit de se refuser tout arrangement de qualités, aussi évocatrices ou sublimes soient-elles, car il y a tout lieu de penser que cet arrangement correspond à quelque ronron et nous remet insensiblement dans la rainure. « Il ne faut pas arranger les choses. Il faut que les choses vous dérangent. (…) Il s’agit qu’elles vous obligent à sortir du ronron »[6]. Se tourner vers les racines des mots est une des voies que choisit cet amoureux de la langue qui ne voulait pas être poète.

[1] Jacques Lacan, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 15.

[2] Jacques Lacan, « R. S. I. », séance du 8/4/1975.

[3] Jacques Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 820.

[4] Jacques-Alain Miller, « L’orientation lacanienne. L’être et l’Un », cours inédit, leçon du 25/05/2011.

[5] Francis Ponge, « Tentative orale », Œuvres complètes I, Paris, Gallimard, 1999, p. 664.

[6] Ibid., p. 666.

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