Lezarts Urbains, le Street art et l’artiste Bonom

My Way : Alain Lapiower, vous êtes directeur de Lezarts Urbains, association culturelle et d’éducation permanente centrée sur les cultures urbaines et les pratiques artistiques issues des milieux populaires, reconnue par la Fédération Wallonie-Bruxelles. En quoi les pratiques de Street art vous intéressent-elles et pourquoi est-il nécessaire de les faire reconnaître ?
Alain Lapiower : Le Street art est une partie de l’ensemble des cultures urbaines auxquelles s’intéressent notre association. C’est ce mouvement qu’on appelle les graffitis, et en particulier les graffs, les tags, cette fameuse épidémie endémique, présente depuis cinquante ans dans la plupart des grandes villes occidentales. Il y a l’aspect graphique des cultures urbaines, mais il y a en d’autres : le rap, qui est pas mal transgressif ou qui l’a été, la danse urbaine, etc. Nous l’avons appréhendé non comme une transgression, mais comme une démarche artistique. Nous nous sommes demandé ce que c’est comme art, comment c’est fait, ce que cela raconte, quels en sont les mobiles, y compris pour les tags qu’il n’y pas moyen de ne pas voir. Nous avons fait un film dans lequel nous avons interrogé Bonom. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il ne considère pas qu’il y a les belles peintures et puis les tags. Il a beaucoup de respect pour cette forme de révolte graphique et considère que cela fait partie de la même mouvance, du même courant.
M.W. : Pouvez-vous nous expliquer ce qui se passe depuis quelques semaines sur les murs de Bruxelles et qui est particulièrement relayé par les médias[1] ?
A. L. : Sont apparues une série d’œuvres, des peintures monumentales, sauvages, réalisées en général dans des lieux très difficiles d’accès et très visibles. Elles sont réalisées avec des techniques impressionnantes, non seulement en termes d’accès, mais aussi en termes de savoir-faire pictural. La plupart, elles ne sont pas les seules, ont l’air d’avoir été réalisées par l’artiste Bonom qui refuse d’en endosser la paternité pour des raisons évidentes, puisqu’il s’est fait arrêter il y a trois ans, et qu’il ne peut se permettre de déclarer en être l’auteur. Disons qu’il y a de fortes présomptions. La plupart des journalistes ont pensé à lui, non seulement par la façon dont c’est réalisé, mais aussi parce qu’il est une des rares personnes qui puisse réaliser des œuvres de cette trempe-là. On y reconnaît son trait, sa patte. On reconnait aussi sa démarche, car il a toujours eu une démarche très politique au sens large du terme, même si ces derniers temps, ce sens politique est plus restreint. Cet artiste exerce depuis quelques années à Bruxelles où il est devenu une espèce de mascotte artistique ! Il a été adopté par la ville, car ce n’est pas un Bruxellois d’origine, il vient de Paris.
M.W. : A-t-il toujours traité des mêmes thèmes ?
A. L. : Les sujets abordés dans ses œuvres ont évolué. Pendant plusieurs années, il a dessiné des animaux ou des squelettes. Après avoir été arrêté, une peinture représentant un gorille pendu par les pieds, égorgé, sanglant, a marqué une véritable rupture. Elle fait furieusement penser à la dernière œuvre créée sur le foyer bruxellois[2]. Depuis lors, ses œuvres sont nettement plus radicales, plus osées, plus provocantes aussi.
Plusieurs d’entre elles n’ont pas été médiatisées, mais elles étaient assez importantes sur le plan artistique : une des premières a été un vieil homme nu – sujet assez audacieux – puis une femme se caressant a fait pas mal de scandale parce qu’elle n’a pas été faite n’importe où, mais à la Porte Louise. Et puis il y a eu une série d’œuvres à caractère, disons sexuel, dont la fameuse œuvre scandaleuse du « zizi de Saint-Gilles » qui est quand même un morceau de choix, si je peux employer cette expression !
M.W. : Bonom est-il hors cadre ? Comment caractériseriez-vous son travail impressionnant ?
A. L. : Il est hors cadre par rapport aux normes habituelles de l’expression artistique, graphique, en galerie ou au musée, où les peintures monumentales sont des commandes sur des murs consacrés à cet effet. Ce qui est moins hors cadre, c’est qu’il fait partie du Street Art, par essence sauvage, très développé dans le monde entier, en Europe, en France en particulier, mais aussi à Bruxelles. Il n’est donc pas 100 % hors cadre.
Mais même dans ce mouvement, il est à part du point de vue artistique par la manière dont il peint, et par la performance, si je peux employer ce mot. Je ne connais pas d’artistes en Belgique qui ont autant d’audace et de savoir-faire, c’est un vrai alpiniste ! Sa démarche ne l’empêche pas de travailler de temps en temps dans le cadre, surtout après avoir été arrêté, il y a quelques années. Il a été engagé par le musée d’histoire naturelle, par exemple, qui avait vu ses squelettes d’animaux réalisés un peu partout dans la ville et qui lui en avait commandé un de dinosaure pour l’entrée du musée. C’est marrant qu’ils se soient adressés à un « vandale » pour décorer le musée. Bonom a toujours aimé jouer sur l’entre-deux et sur l’ambivalence. Il a fait des expositions assez prestigieuses à l’ISELP[3], une autre avec sa mère, au Botanique. Un vrai artiste classique quand il le veut ! Il vient quand même de briser le consensus, parce que tout le monde pensait qu’après avoir été arrêté, il n’y aurait plus rien de lui dans la rue. Je crois que les artistes qui goûtent à ce plaisir – parce que la notion de plaisir est très importante dans cette forme d’art – s’en passent difficilement. Il a donc recommencé, mais il a arrêté de signer. Pas besoin de signer pour que l’on sache que c’est lui, c’est ça qui est assez extraordinaire.
M.W. : Nous sommes comme dans « l’instant de voir » avec ces œuvres qui surgissent de façon impromptue en une nuit sur des murs jusque là sans intérêt. L’éphémère y a-t-il une fonction ?
A. L. : Que la démarche soit éphémère, je ne suis pas sûr que ce soit vraiment l’objectif. C’est simplement lié au fait d’avoir choisi le théâtre qu’est la rue, forcément éphémère et hors cadre. Cela implique pour l’œuvre de n’être pas protégée, de subir les agressions du climat et de se dégrader assez vite.
L’éphémère tient peut-être à une chose : faire descendre l’artiste d’un certain piédestal, dans le sens où la réputation passe comme tout ce qui passe. On peut lire le graffiti et le Street art avec la société de l’image, télévisée et virtuelle. Les artistes font très souvent des œuvres au bord des chemins de fer, des autoroutes, etc. Beaucoup les verront, mais de façon extrêmement fugitive. Le but, c’est que l’œuvre soit vue du train qui passe. Cette fugitivité – je ne sais si le mot existe – fait un peu partie du monde d’aujourd’hui, du futur aussi. Je pense qu’il y a dans le Street art quelque chose de très futuriste.
La majorité des graffitis du Street art n’emploient pas du tout la même esthétique que Bonom. Sa facture de dessin est complètement classique. Quand il fait un animal, vous le reconnaissez comme s’il était dans un bocal de biologie. Il sait dessiner, emploie le pinceau, la brosse et le rouleau, rarement la bombe, alors que les Street artistes et les graffeurs travaillent majoritairement à la bombe. Pour eux, le pinceau, c’est un truc du passé et la bombe, le truc du futur. Lui est complètement ailleurs. A ce titre, il est fascinant. Par exemple, sa dernière œuvre fait référence à Le Caravage. Aucun autre artiste ne fera référence à l’histoire de l’art pour la simple raison que le Street art, c’est juste l’anti-histoire de l’art qui veut se positionner comme un truc d’aujourd’hui et avec les images de l’air du temps.
M.W. : Comment lire le travail de Bonom que vous connaissez bien ? Relève-t-il de l’art conceptuel, au sens où chacun peut l’interpréter différemment ?
A. L. : Même s’il y a des concepts très fort dans ses oeuvres, ce n’est pas de l’art conceptuel, car ce sont toujours des peintures lisibles au premier degré : ainsi quand il dessine un homme pendu par les pieds, c’est un homme pendu par les pieds, on ne se prend pas la tête. Dans ce sens, ce n’est pas de l’art conceptuel, mais de l’art avec une idée, une portée symbolique, un message, et ce, depuis toujours. Par exemple, dessiner un squelette de poisson à la Chaussée d’Ixelles où il y a toutes sortes de magasins, en plein cœur de la consommation, c’est très fort symboliquement. De même, dessiner un animal sur le mur d’un building de la Cité administrative, c’est demander où est la vie dans cette ville de béton ? Il y a aussi sa période sexe d’une audace incroyable, complètement dingue, quand on pense à l’omniprésence de l’érotisme. Et là, aujourd’hui, il nous montre un zizi d’une innocence totale, mélancolique, et cela fait scandale ! Il a vraiment mis le doigt sur un truc !
Il a basculé dans quelque chose de plus radical et de plus explicite, même s’il a fallu que les gens aillent voir ce fameux tableau de Caravage[4] pour savoir ce qu’il a voulu dire en peignant cette autre fresque sur les questions de la violence d’aujourd’hui, à la lisière de Molenbeek. C’est un épisode de la Bible où Dieu teste Abraham pour voir s’il va tuer son fils. Mais c’est l’histoire du terrorisme, cela ! Dieu n’est-il pas en train de tester ses enfants pour voir s’ils ne vont pas se perdre ? L’autre fresque est en lien avec la politique : elle fait référence à ce tableau où deux députés s’étaient fait égorger[5], après avoir trahi. Un écho à ce qui se passe un peu partout en France, en Belgique et dans le monde. Bonom est perméable à ce qui se passe au niveau politique, et il est très très fort !
[1] Cfr notamment A. Lo., « Ce que cachent les fresques clandestines de Bruxelles », article publié dans La Libre du mardi 25 janvier 2017.
[2] Œuvre située sur le flanc d’un immeuble à appartements, rue des Brigittines, qui met en scène un homme ensanglanté dont le ventre est pendu par les pieds.
[3] Institut des Arts Plastiques
[4] Tableau de Le Caravage intitulé « Le sacrifice d’Isaac » (réalisé entre 1598 et 1675).
[5] Tableau de Jan de Baen intitulé « Les corps des frères de Witt » (réalisé entre 1672 et 1675). Il évoque le supplice de deux hommes politiques hollandais lynchés par la foule en 1672.