Écrire avec les pieds

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« Enfin, si vous pouvez penser avec les peauciers du front,

vous pouvez aussi penser avec les pieds»

Jacques Lacan, La troisième, Intervention au Congrès de Rome

Nora García[1] éprouve un amour inconditionnel pour les chaussures de créateurs. C’est un élément essentiel, car, outre la passion que celles-ci lui inspirent, elle est persuadée que seule une paire de Ferragamo pourrait lui permettre de mener à bien le roman qu’elle désire écrire. Cela peut sembler étonnant : lorsque d’autres penseraient spontanément à un stylo, à un carnet ou un ordinateur, l’objet qui conditionne l’écriture pour Nora, ce sont des chaussures. C’est, nous dit-elle, qu’elle veut écrire un roman qui soit comme un chemin à parcourir et qu’il lui faut pour cela les chaussures adéquates. S’agissant d’escarpins, douloureux à porter sur le long terme, on imagine que ce chemin littéraire n’est pas synonyme pour elle d’apaisante promenade (auquel cas elle aurait sans doute préféré des chaussures de randonnée, plus aptes aux chemins sinueux). Les chaussures adéquates, ce sont donc celles qui font mal. L’analogie avec la douleur de l’acte d’écriture est donc claire.

Ce fétichisme s’accompagne d’une forme de masochisme : les chaussures de créateurs lui déforment le pied, et cette déformation provoque une douleur qu’elle qualifie de continue et médiocre, plus proche, déplore-t-elle, de la rage de dent que de la crucifixion ou de l’agonie de ces martyres à qui l’on amputait un sein. En somme, elle accepterait la douleur si tant est que celle-ci fût absolue, transcendantale. L’insupportable pour Nora c’est le banal, le médiocre, le trop humain. Pour sublimer la douleur triviale, il lui faut déformer le mot comme l’est le pied, trouver l’écriture qui fait tituber, chavirer comme une paire d’escarpin sur un chemin de terre. D’où l’intérêt de chaussures qui ne permettent pas de marcher droit : si les lettres s’écrivent (généralement) de la main droite et se tracent par des lignes droites, Nora, elle, cherche un instrument de déviation. Et tant qu’à dévier, autant le faire bien, et joliment. Dans une paire de Ferragamo, par exemple.

Nora García veut donc des chaussures pour écrire des romans en forme de voyage. Voyage qui pourrait bien être celui d’une vie. Elles sont le symbole d’une vie en transit, perpétuellement en train de s’écrire, caractérisée par le mouvement qui la porte. Et qu’importe qu’à certains le stylo semble préférable !

[1] Historia de una mujer que caminó por la vida con zapatos de diseñador, de Margo Glantz, a été publié en 2004 en Espagne aux éditions Anagrama. Les dix nouvelles qui le composent ont toutes pour protagoniste Nora García, personnage semi-fictionnel que Margo Glantz avait déjà utilisé dans deux ouvrages précédents.

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