Les fantômes d’Ismaël d’Arnaud Desplechin[i]

« … ce départ vagabond dans le monde pur où le sujet part à la recherche, à la rencontre de quelque chose de rejeté, de refusé de partout. »[ii]
Quelque peu maniaque, Desplechin compresse cinq films en un et nous offre, avec Les fantômes d’Ismaël, une toile d’araignée à l’image des fils que noue son personnage dans le grenier où il s’est cloitré. Dans ce film inégal et jouissif dont la chute est malheureusement mièvre, les personnages sont excessifs.
Ismaël, fabricant de films, écrit la nuit en ingurgitant moult cachets et boissons alcoolisées pour fuir le sommeil et les cauchemars terribles qui le persécutent. Il aime à vivre dans l’ombre du vieux Bloom, grand réalisateur dont il s’est fait l’ambassadeur et dont il partage la détresse depuis la disparition il y a un peu plus de vingt ans de Carlotta, sa femme, fille de Bloom. Il a retrouvé quelques douceurs auprès de Sylvia, devenue sa compagne depuis deux ans, seule protagoniste modérée de cet imbroglio, aussi réservée qu’Ismaël est sauvage.
Yvan Dédalus, diplomate dont la spécialité est de disparaître, est au centre du film que monte Ismaël. Il est à la fois son double imaginaire et le frère dont il est sans nouvelles. Comme lui, il se drogue pour échapper au sommeil et à ses cauchemars. Sans permis, il se fait conduire par sa femme, et ne voit pas, lui non plus, l’utilité d’avoir un téléphone portable. Ange ou espion, arrivé de nulle part, il a un parcours atypique. Sans diplôme, il a été reçu premier au concours d’entrée du Quai d’Orsay auquel il s’est présenté mû par une grande curiosité du monde. Il ne comprend pas ce qu’un espion russe a tenté de lui arracher : « Je ne sais pas ce que je sais », dit-il. Sa femme, Arielle, donne du sens au monde qu’il traverse sans rien y comprendre.
Des mères mortes, un frère disparu des écrans radars, la fuite d’Ismaël en exil dans la ville qui l’a vu naître… L’absence est aussi portée à l’écran par Carlotta qu’Ismaël a dû se résoudre à déclarer absente par un acte juridique qui désigne « une personne qui a cessé de paraître au lieu de son domicile sans que l’on ait eu de ses nouvelles. » Absente, c’est bien de cela qu’il s’agit. Carlotta est absente à l’Autre et à elle-même : « Je devenais folle, j’avais vingt ans. Je suis partie seule. Je ne sais plus pourquoi. Un jour, je marchais dans la rue, je suis entrée dans une gare et j’ai pris un train. Je ne savais pas combien de temps je partais. Je suis descendue à Lyon, je me suis dit qu’il serait facile de disparaître là-bas. C’était comme si j’étais morte. Je ne savais pas vivre. » Vingt et un ans, six mois et huit jours plus tard, quand elle n’eut plus rien à fuir et ne sut plus où aller, elle est rentrée avec ces simples mots : « C’est moi ».
Son retour est un point de réel. Carlotta, revenue, est une intruse dans le monde des vivants. Elle est devenue pour Ismaël un cauchemar éveillé qu’il ne peut plus fuir en évitant le sommeil.
[i] Sortie mai 2017
[ii] Lacan J. Le Séminaire, livre X, l’Angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 137.