« La bataille des Ardennes[1] »

Match de catch à Vielsalm est une bande-dessinée regroupant plusieurs histoires issues d’une rencontre. Je vous parlerai de l’histoire engendrée par la rencontre entre GIPI (Gian Alfonso Pacinotti, un auteur italien de bande dessinée) et Jean-Jacques Oost (un usager de l’atelier d’art brut du Centre d’Expression et de Créativité La Hesse).
Gipi veut raconter avec Jean-Jacques une histoire sur un thème qui les intéresse tous les deux : la guerre. Ils choisissent comme titre « La bataille des Ardennes ». Mais Gigi s’aperçoit rapidement que leur histoire glisse des Ardennes aux plaines russes.
« Restons sur la technique pour l’instant, se dit Gigi, c’est ça le langage. Technique. Une machine Pistol MP40. » Jean-Jacques semble pourtant fatigué, il bâille dès que Gipi suggère de nommer les choses. Gipi s’interroge alors : « Peut-être que Jean-Jacques s’est fâché parce que j’ai trop insisté, je me sens idiot. Il y a des milliers de choses qu’on ne peut pas nommer. »
Lorsqu’ils ont fini un dessin, ils sortent fumer et discutent de leur passion des choses militaires. Ce qui n’est pas sans effet sur Jean-Jacques qui vient alors le lendemain en tenue militaire et muni d’une boîte de petits soldats qu’ils vont prendre pour modèle. « Aujourd’hui, constate Gipi, Jean-Jacques est content […] Il imite un pistolet avec sa main et il tire en souriant […] Il a aussi changé sa technique de dessin […] Tout est plus soigné, plus important ».
Mais ce n’est pas gagné pour autant, l’histoire s’effiloche à nouveau. Gipi propose alors de dessiner des panneaux routiers, « quelque chose qui nous donne une direction ». Il suggère la ville de Liège, mais Jean-Jacques ne le fait pas. Jusqu’à ce que, alors que Gipi ne s’y attend plus, Jean-Jacques écrive sur le panneau « carburant ». Ce signifiant ne vient-il pas dévoiler une panne de désir chez Jean-Jacques ?
Le lendemain, Jean-Jacques arrive avec trois séquences dessinées. Gipi se réjouit : « Il y avait une scansion temporelle, […] du rythme […] et de l’action ». Il s’agissait de rechercher, de repérer et de détruire un bateau ennemi à l’aide d’un périscope de sous-marin : tentative, pour Jean-Jacques, de traiter la férocité et le regard de l’Autre.
L’histoire piétine à nouveau : Jean-Jacques ne parvient pas dans ses dessins à ouvrir son parachute. C’est que cette ouverture semble très réelle pour lui. Gipi vacille : « Dans notre bataille des Ardennes personnelles, je cherche un parcours alternatif possible, et je ne le trouve pas. Je suis cloué dans le bois avec Jean-Jacques et nous n’en sortons pas. » Il pense alors qu’il n’est pas capable, fautif. Je pense, quant à moi, que ses doutes sont des brèches dans lesquelles Jean-Jacques peut s’immiscer.
Puis une collègue profère : « [Mais] ce n’est pas un catalogue d’armes qu’on a envie de faire ! ». Gipi, aux côtés de Jean-Jacques, répond en colère : « Nous passons la vie à survivre aux choses » ; « mon cul l’art, mon cul le récit, mon cul la cible ».
C’est ainsi qu’ils vont finir par trouver une issue hors du sens à leur histoire, quand Gipi propose de tirer ensemble sur deux canettes de coca-cola devant lesquelles il a glissé une feuille blanche. Gipi sait que, lorsqu’il tire, Jean-Jacques est content. « La bataille se termine ainsi avec six petits trous sur une feuille blanche.
Gipi a évité tout rapport de force pour faire plier Jean-Jacques en fonction d’objectifs prédéterminés qui n’auraient pas pris en compte la position singulière de Jean-Jacques en prise avec un réel bien à lui. Il se rappelle de Sun-tzu[2] qui, dans son traité de stratégie militaire, écrit que la vraie victoire consiste à éviter le combat.
[1] Match de catch à Vielsalm, Ed. Frémok, mai 2009.
[2]Sun Tzu, L’art de la guerre, traduction de l’anglais par Francis Wang, préface et introduction par S. B. Griffith, Éd. Flammarion, Collection « Champs », 1978.