Un projet au Niger, le projet Tchinta

En 2001, les circonstances de la vie m’ont permis de rencontrer les Peuls Wodaabé, une ethnie d’éleveurs nomades dans le Sahel nigérien. J’ai découvert leur vie nomade, dépouillée, leur humeur toujours égale et leur culte de la beauté. Rien ne semblait pouvoir entamer leur attachement à une vie traditionnelle simple et réglée par de multiples tabous. J’ai goûté les espaces illimités de la brousse qu’ils parcourent inlassablement. Impressionnée, j’ai assisté à leurs fêtes, leurs « guerres de beauté ». Et puis, avec les événements liés au djihadisme et avec les bouleversements climatiques, les choses ont basculé rapidement. J’ai alors été impliquée dans le tournant qu’ils devaient prendre collectivement, particulièrement dans leur désir d’accéder à l’éducation.
Depuis la colonisation française, l’offre a été faite aux populations locales d’aller à l’école. Les Touaregs s’en sont saisis. Les Wodaabé, farouches, fiers de leur liberté d’éleveurs nomades, ont résisté. Aujourd’hui, ils se trouvent dans l’obligation de défendre leurs droits, car leurs conditions de vie ont changé. L’espace nécessaire au nomadisme s’est réduit et s’appauvrit par l’action conjuguée de plusieurs facteurs menaçant la possibilité de perpétuer l’élevage. L’avenir de leur mode de vie traditionnel est réellement compromis. On leur fait signer des documents qu’ils ne comprennent pas et qui réduisent leurs droits. À la fois pour garder leur place dans la société civile nigérienne et pour trouver des alternatives à l’élevage, les enfants désormais veulent aller à l’école. Les familles se scindent : certains enfants suivent les troupeaux et se forment à l’élevage, d’autres fréquentent les classes de brousse.
En 2007, j’ai acheté une maison dans la ville de Tchin Tabaraden, la ville la plus proche de leur zone de nomadisme. Après quelques aménagements de base, cette maison a pu accueillir les élèves prêts à entrer au collège. Une famille s’est dévouée pour quitter la brousse et les encadrer sur place. Au fil du temps, il y a eu de plus en plus d’élèves, et depuis 2011, une quinzaine de jeunes y résident. Dans ce clan familial, ils représentent la première génération à suivre un parcours scolaire. Lentement, ils ont progressé, mais pour accéder au lycée – le niveau supérieur – ils devaient pouvoir résider dans une ville plus importante – à cent cinquante kilomètres de là – la ville de Tahoua. Dès lors, le projet pour les accompagner a dû prendre une nouvelle extension et j’ai loué une maison pour les accueillir aussi à Tahoua.
Ainsi, au fil du temps, mon action sur place s’est élargie et a suivi les nécessités du déroulement de leur trajet scolaire. Outre l’entretien des deux maisons et un appoint mensuel de base, il est important de pouvoir leur fournir l’aide d’un professeur pour les aider à mieux assimiler les matières.
Une autre association, l’Association Jonathan fondée par ma cousine, assure la cantine pour les deux maisons.
Quels objectifs orientent le projet ?
Concernant l’implantation de l’internat à Tchin Tabaraden, il était important de permettre aux jeunes de suivre l’enseignement tout en restant proches de leur famille et de leur mode de vie traditionnel. Les jeunes qui tentent de suivre leur scolarité dans les grandes villes éprouvent des difficultés à réintégrer leur tissu social en cas d’échec dans les études. Désinsérés, ils risquent alors de se perdre dans la dérive des banlieues.
L’objectif principal est de fournir une aide et un appui qui permettent à chacun de faire son chemin. Pour tous, l’insertion dans le système scolaire est loin de leurs habitudes et les redoublements sont fréquents. Je ne peux que saluer leur persévérance. Le système pédagogique qui prévaut au Niger est souvent archaïque, et la chicote est encore trop souvent utilisée. Lors de mes voyages, j’encourage les parents à refuser ces méthodes.
Quels sont les principaux obstacles ?
— Les obstacles majeurs sont la mauvaise gestion et le piètre niveau de l’enseignement au Niger : les grèves d’enseignants sont fréquentes, car les professeurs ne sont pas payés. Les écoles ne sont pas équipées. Les étudiants des universités et des écoles supérieures se sont eux-mêmes mis en grève, car les bourses et les allocations promises n’arrivent jamais.
— Au départ, malgré l’émergence d’un désir de changement, il a fallu soutenir ce désir du côté des parents. En raison des difficultés à trouver de l’eau notamment, les enfants sont rapidement sollicités à effectuer les tâches pour assurer la survie du groupe familial. Au moment de la saison sèche, ces tâches deviennent prioritaires et les enfants abandonnent les études.
— Les parents ne comprennent pas toujours le travail que représentent l’étude et la lecture. Par tradition, un jeune est tenu d’obéir aux demandes de ses ainés. Aussi, il est souvent interrompu dans ses travaux scolaires. La promiscuité dans laquelle ils ont l’habitude de vivre n’encourage pas l’isolement nécessaire à la concentration. Du côté du rapport au savoir lui-même, beaucoup reste à faire puisque par tradition, il est mal vu de poser des questions.
— Le lieu de l’internat, s’il est au départ créé pour les élèves, devient le siège d’une importante circulation des différents membres du clan familial. L’internat constitue pour eux un lieu d’accueil lorsqu’ils sont de passage dans la ville que ce soit lors du marché hebdomadaire, pour se réunir ou pour se rendre à l’hôpital. Ils y trouvent de l’eau, ils peuvent prendre une douche et laver le linge, se retrouver « chez eux » alors que la ville leur est souvent hostile. Les Wodaabé subissent en effet l’ostracisme qui pèse toujours sur les peuples nomades.
Qu’en est-il de la mixité au sein de l’internat ?
Le problème est que, par tradition, le charme des toutes jeunes filles est particulièrement loué et convoité par les hommes Wodaabé. Elles jouissent, avant le mariage, d’une relative liberté sexuelle, bien que les choses soient en train de changer. De ce fait, elles tombent enceintes très tôt. La plupart des jeunes filles de l’internat sont devenues mères avant la fin de leur parcours. Cela n’a pas empêché deux de nos jeunes filles d’obtenir le brevet, suffisant à pouvoir obtenir un statut de professeur d’école primaire. Quelques échanges déjà ont eu lieu avec les parents sur la question de la contraception qui n’est pas encore acceptée dans les mœurs du pays.
Quels sont les résultats ?
Pour la fréquentation de l’internat, je n’ai pas imposé de conditions de réussite. Chacun avance à son rythme. Les élèves affrontent de multiples difficultés : des enseignants eux-mêmes peu formés à la pédagogie, des conditions de travail sommaires, peu d’encadrement, un enseignement en français qui n’est pas leur langue maternelle, un rapport au savoir culturellement problématique, certaines discriminations ethniques, etc. Deux filles cependant ont déjà obtenu le brevet et trouvé une place dans l’enseignement primaire. L’ainé de nos élèves, à sa propre initiative, va entreprendre un stage de formation autour d’une meilleure exploitation des ressources de la brousse par les populations locales. Un élève va présenter cette année le baccalauréat, d’autres sont candidats au brevet. Les deux maisons sont utilisées par l’ensemble du clan familial comme lieux d’étape au sein de la ville. Cette fonction d’accueil assure aussi une intégration des étudiants au sein de la communauté.
Quelles perspectives ?
Les deux maisons ont trouvé leur régime de fonctionnement. Des moyens supplémentaires permettraient l’inscription des élèves dans les écoles de leur choix. En effet, la situation de l’enseignement public est catastrophique et l’alternative est pour eux de pouvoir s’inscrire dans des écoles privées. La situation des éleveurs cette année est telle qu’ils ne pourront pas payer ces inscriptions.
Ce projet a servi de modèle à d’autres associations qui ont créé à leur tour des internats pour d’autres jeunes du même lignage. Dans leur situation, ils nous sont infiniment reconnaissants de l’attention et de l’aide que nous leur apportons, car aucun pouvoir local, aucune ONG ne s’intéressent à ce jour à leur sort.