Le signifiant mètre et sa subversion

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Alexandre Koyré datait de l’horloge de Huyghens le passage du monde de l’à-peu-près et de l’observation à l’univers de la précision et de l’expérimentation scientifique. Jusqu’au XVIe siècle, nous sommes encore dans ce que Lucien Febvre appelait le royaume de l’ouï-dire, dans lequel il n’y avait ni nomenclature ni étalon de mesure universelle.

Qu’avons-nous gagné à cette mutation fondamentale ? Dans « Fonction et champ de la parole et du langage », Lacan, reprenant l’article de Koyré consacré à Huyghens – « Une expérience de mesure » –, souligne combien le malaise de l’homme moderne n’indique pas que cette précision soit pour lui un facteur de libération. Pour preuve : la férule quotidienne de l’employé sous les espèces de l’horloge pointeuse. Mais l’impératif catégorique le plus commun n’est-il pas d’être à l’heure ? Et il n’est pas fortuit que le fascisme ait pu être défini sous sa forme la plus élémentaire comme le régime sous lequel les trains arrivent à l’heure.

À l’ère de la science, la mesure de l’espace ne se fait pas moins contraignante que celle du temps. Du diamètre de la pomme de terre à la hauteur des plafonds, notre univers est millimétré, cartographié, calibré de façon de plus en plus fine et du coup de plus en plus réglementé. Le signifiant-maître s’y dénude sous sa forme la plus simple du signifiant mètre, ou normo-mètre.

C’est ce qu’avait parfaitement compris Marcel Duchamp qui, en 1913, réalisa une œuvre intitulée 3 Stoppages étalon. Il s’agit de trois fils à coudre, chacun d’une longueur d’un mètre que M. Duchamp a laissé tomber aléatoirement d’une hauteur d’un mètre pour les coller ensuite sur un papier en respectant les courbes qu’ils ont prises dans leur chute. Il réalisa trois règles de bois selon les mêmes formes, obtenant ainsi trois mètres, qui représentaient autant de démentis de l’idée selon laquelle le plus court chemin pour aller d’un point à un autre serait la ligne droite.

Cette joyeuse subversion de la mesure métrique a été récemment prolongée par un artiste de mes amis, Evariste Richer, qui est, de façon générale, un virtuose du décalage[1]. Ainsi a-t-il conçu un mètre de mémoire, un mètre à sa mesure, un mètre lunaire et enfin un mètre vierge.

Le mètre de mémoire consiste en un dessin d’un mètre tracé et gradué de tête et à main levée. A contrario du mètre-étalon, conservé au bureau International des Poids et Mesures à Sèvres et universellement reproduit à l’identique, le mètre de mémoire d’E. Richer, ou tout autre essai d’en renouveler la tentative, sera toujours légèrement plus court ou plus long que ce modèle, en dépit de son effort d’exactitude.

Le mètre à sa mesure est un mètre réévalué à l’aune de la taille de l’artiste. Il substitue donc un étalon à un autre, histoire de rappeler que l’espace est habité par des corps, par nos corps dans leur singularité.

Le mètre lunaire, toutes proportions gardées et nulle chose n’étant égale par ailleurs mesure 27, 27 cm !
Quant au mètre vierge, il s’agit d’un mètre enrouleur Stanley type Powerlock avec son boitier chromé. Mais ce mètre ruban standard est dépourvu de toute graduation. L’idée même de tout référent à un étalon de mesure est abolie !

Quelle est, se demandait un jour Salvador Dali, la taille de Dieu ? Voici sa réponse, définitive : Dieu est tout petit. Le maximum qu’on puisse lui attribuer, c’est… un mètre! Ou : comment, du monde de la fable et de l’à-peu-près à l’univers de la science et de la précision, on passe du signifiant-maître entre tous – Dieu – au signifiant-maître le plus con : le mètre !

 

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[1] Une exposition d’Evariste Richer en duo avec le peintre belge Marcel Berlanger se tient en ce moment et jusqu’au 25 février 2017 au Centre Culturel de Namur en Belgique.

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