Faire l’homme

Le quotidien de Shahine, retraité, est réglé par le soutien aux plus démunis et à ses proches. Il se plaint de cauchemars qu’il traite par l’alcool et qu’il décrit comme un condensé de scènes de guerre vécues. Il aspire à dormir d’un profond sommeil. Cet homme qui a occupé des fonctions ministérielles à l’étranger démontre sa détermination à donner sens à sa vie ; il s’y est employé dans un précédent travail d’analyse et rencontre un point de butée : jamais le récit ne se boucle. Il suppose que trouver le sens caché de son existence mettrait fin aux cauchemars. L’orientation des séances se dessine aussitôt : loin d’accompagner sa quête de sens, nos rencontres l’entame au profit d’une logique des identifications qui ont conduit son existence. « Faire l’homme » est la solution qu’a trouvée Shahine pour faire barrage aux coordonnées de sa naissance et au réel qu’il a rencontré.
Sa mère a enfanté, avant lui, plusieurs garçons mort-nés, les filles ont survécu. À sa naissance, pour détourner le sort, sa grand-mère lui met à l’oreille un talisman, signe de féminité. Sa mère furieuse arrache la boucle : il sera un homme dans le désir de sa mère. « Faire l’homme », c’est donc pour Shahine faire signe à la femme qu’on l’est.
Il naît dans un univers hostile, la violence est partout. À l’adolescence, son père le charge de paquets pour des inconnus. Il est alors arrêté : « Pendant plusieurs jours, on m’interroge, on me frappe, on me met un pistolet au fond de la gorge, puis on m’enferme dans l’obscurité et ça recommence. » Il n’avoue pas, car il ne sait rien. Il ne sait pas davantage pourquoi on le relâche. Il rentre chez lui et on ne lui demande rien, on ne lui explique rien. « Faire l’homme » le poussera dans un engagement politique radical auquel les femmes tempèrent sa virilité : elles l’appellent à « assurer leur sécurité » et le déterminent à l’exil.
Sa lecture du monde est binaire : d’un côté, les femmes à protéger, de l’autre côté, l’homme ou les hommes qui assurent leur sécurité. Pas de place pour la dialectique, pas de point de vue autre, pas d’autres possibles ; sa position exclut les états d’âme, la culpabilité et toute question éthique sur les actes qu’il a posés.
Au cours d’une séance, Shahine évoque le truc qui cloche : « J’ai des blancs, moments de terreur absolue, ni couleur, ni temps, juste un silence invasif … il y a un précédent, un grand blanc pendant la détention. » Depuis cette expérience, les blancs surgissent dès qu’il s’interroge sur une cause : « Ce sont ces blancs que je cherche à remplir ici, à élucider. » J’interviens : ces blancs sont inaccessibles au sens, ses efforts passés ont d’ailleurs échoué à les combler. Ce premier blanc inscrit l’énigme de la malveillance de l’Autre. Dans l’après-coup de cette séance, Shahine fait l’expérience inédite d’un sommeil sans médicaments ni alcool. Il en tire cette conséquence : il doit cesser de chercher un sens à sa vie.