La querelle du vote utile

La question du vote utile divise la gauche. Jacques-Alain Miller essaye de s’orienter. Il raconte ses échanges avec les membres du Club Mediapart. La conclusion à laquelle il parvient lui paraît indécente.
« Mettez enfin que je n’ai rien dit »
Jean Paulhan
Le vote utile est devenu anathème à gauche. Au Parti socialiste, dans la France insoumise, on le vomit de concert. Pourquoi ? Parce que le vote pour Hamon et le vote pour Mélenchon sont désormais tenus par une partie non négligeable de leur électorat potentiel pour des votes inutiles. Inutiles à quoi ? Réponse : à barrer la route de l’Élysée à Le Pen.
Il s’ensuit que ni Hamon ni Mélenchon ne sauraient admettre que l’enjeu de l’élection soit en définitive la victoire ou la défaite de la cheffe du FN. Que tout le monde le sache, l’univers entier, ne leur importe pas. L’avouer serait pour eux se saborder. Ils parleront de tout sauf de l’élection très possible de Marine Le Pen, question qui est pour eux ce que l’on désigne en anglais comme the elephant in the room. Tant que le fait gênant ne sera pas dit, tant qu’ils ne l’auront pas reconnu, ils continueront de cavaler impunément au-dessus du gouffre qui s’ouvre sous leurs pieds.
L’heure de vérité
Une telle situation est souvent mise en scène dans les dessins animés. Elle illustre une morale bien précise, à savoir que les bienfaits de la méconnaissance sont toujours transitoires, voire éphémères. À y bien réfléchir, on s’aperçoit en définitive que le ressort de la dialectique freudienne de l’Anerkennung n’est pas foncièrement différent. J’amortirai les couleurs flamboyantes du raisonnement de Freud afin de le faire admettre, de le rendre justement anerkannt (reçu, admis) par des personnes dont je supposerai qu’elles ont peu ou pas lu et médité le maître de Vienne avec celui de Paris (Lacan).
Disons par approximation qu’une idée non reconnue est comme non advenue. Sa négation s’effectue selon des modalités diverses. L’idée incommode est déniée, ou démentie, voire carrément forclose. Il y a Verneinung, ou Verleugnung, ou encore Verwerfung. Maintenant, si l’on veut bien admettre que ni Hamon ni Mélenchon n’ont démontré au public, tout au contraire, qu’ils méritaient d’être qualifiés de pervers ou de psychotique (Encore heureux! s’indigne le chœur), on doit en conclure que la négation de l’évidence est chez eux plutôt du registre de la dénégation.
Ce dont il s’agit, ils le savent parfaitement — ils l’ont admis au sens de la Bejahung (affirmation), qui comporte un certain degré d’Anerkennung (reconnaissance) —, mais ne veulent pas le savoir, afin de ne pas perdre, avec la satisfaction que leur apporte leur rêve éveillé, les électeurs auxquels ils ont su avec art faire partager ce rêve. Certes, c’est parfois une force que de ne pas vouloir savoir ce que l’on sait, quand ce savoir inhiberait l’action. Mais on s’expose à tomber de son haut.
L’heure de vérité est d’ores et déjà connue. Elle sonnera très précisément au moment où arriveront les résultats du premier tour, le 23 avril prochain, peu après 20 heures. La France, à l’exception de quelques dandys, des communautés contemplatives de moines et moniales de l’Église catholique, et d’une masse indéterminée d’ahuris, sera devant ses écrans ou à l’écoute des radios.
Si, par hypothèse, sous l’effet de l’inéluctable idéologie dominante, renforcée de l’appoint inopiné de propagandistes à la manque de mon genre, Hamon et Mélenchon n’étaient pas au second tour, pousseront-ils leurs partisans à persévérer dans la dénégation en refusant de voter pour l’adversaire de Le Pen ? Dans ce cas, on peut leur faire confiance, les bonnes raisons ne leur manqueront pas. Ou bien donneront-ils une consigne en sens contraire, fût-ce du bout des lèvres ? Mais seront-ils suivis ? Ou bien leurs électeurs, dopés à la dénégation depuis de longs mois, parfois des années, et devenus accros à l’illusion lyrique, jugeront-ils qu’ils sont embarqués, et laisseront-ils le navire courir sur son erre ?
Reconnaissons que le spectacle qui nous est donné est tous les jours plus passionnant à suivre. Si le sort du pays n’était dans la balance, et son malheur, on applaudirait de bon cœur à la dramaturgie de cet extraordinaire jeu de dupes et non-dupes, véritable thriller électoral dont le suspens a quelque chose de ce si beau film d’épouvante où les oiseaux figurent les ennemis du genre humain et s’assemblent toujours plus nombreux pour lui faire la peau.
Les non-dupes errent
Il suffit de parcourir le fil des commentaires consacrés sur le Club Mediapart à l’Appel des psychanalystes par les aficionados de ce journal — controversé, mais très utile, selon moi, à la démocratie — pour voir le discrédit, la désuétude, voire la consomption, où est tombée l’antique notion de Front républicain, non seulement à droite, où sa récusation est une politique voulue et assumée dès longtemps, mais maintenant dans la gauche aussi.
Nota bene : un bémol. On se souviendra que, lors des dernières élections régionales, et sur l’injonction de la direction socialiste, un Front républicain improvisé réussit in extremis à faucher en plein vol la cavalcade triomphale de la Valkyrie à deux têtes, Marine et Marion, au nord et au sud du pays. Ce fut au prix de faire élire deux dirigeants de cette droite qu’on appelle républicaine, et qui l’est manifestement de moins en moins. Mais l’épisode paraît déjà lointain.
Au Club, la notion de « Votutile », comme nous l’écrivons parfois entre nous, est exécrée, et au second tour pas moins qu’au premier. Ce n’est pas seulement que l’on préfère au tour initial voter selon sa conviction plutôt que voter par calcul, mais on pousse l’amour de sa conviction jusqu’à lui sacrifier au tour final toute idée de défense républicaine.
C’est ainsi qu’un clubman érudit signant du nom de HervéHervé me houspille : « Ne demandez plus aux sans-dents de sauver les riches ! » (je l’ai renvoyé au livre Pourquoi les pauvres votent à droite). De son côté, une électrice qui n’avait jamais voté blanc de sa vie se jure de le faire en mai prochain si elle ne trouve plus au second tour un homme innocent d’avoir « grassement nourri le problème ». Elle justifie son changement de pied en ces termes : « Chat échaudé craint les marchés de dupes, ceux qui, précisément, conduisent au pire. »
Le même désir prévalent de n’être pas dupe s’exprime chez la psychanalyste en formation et à la plume agile dont j’ai naguère cité la phrase : « Pour ma part, je préfère être vaincue que dupe. » Ainsi la formule énigmatique de Lacan, « les non-dupes errent », trouve-t-elle ici une illustration exemplaire.
On se jure de faire l’impasse sur le second tour : « Entre un Macron et une Le Pen, je préfère m’abstenir. Fini le vote “contre”, je vote “pour” et uniquement “pour”, donc seulement au premier tour. » On est persuadé que le vote supposé utile sert en fait le statu quo : « Si cette pétition est un appel déguisé au “vote utile”, ne comptez pas sur moi. Y en a marre de ces gens qui veulent nous culpabiliser. Le FN est l’alibi pour que rien ne change. »
Dans ce contexte où foisonnent les revirements énervés, sans doute était-il inévitable que ma position finisse par être ainsi diffamée : « Notre démocratie est malade. JAM, avec son vote utile, se propose de l’achever avant que la Le Pen ne s’en charge. »
Une indicible jouissance
Cependant, j’ai gardé pour la bonne bouche le propos le plus provocant, sinon provocateur. C’est celui d’un camarade du Club qui, lui, m’a à la bonne la plupart du temps. Voici la chose. Elle tient en une phrase : « L’élection de Marine Le Pen à la présidence de la République au soir du premier tour me procurerait une jouissance indicible. » C’est énorme.
Le canular est possible. Cependant, il arrive qu’un canular soit la seule voie par laquelle une pensée inconsciente impossible à reconnaître, au sens freudien, parvient à se frayer un chemin vers le verbe, la mise en mots. Donc, canular ou pas, peu importe. Ce qui compte est que cela ait été et imaginé et verbalisé. Je vois dans l’énoncé singulièrement culotté de mon partenaire du Club l’aveu sensationnel de la vérité la plus cachée dans toute cette affaire. Autour de cette pensée la plus incongrue de toutes semble bien graviter la série hasardeuse des bavardages inexorables dont, ces jours-ci, on s’étourdit à gauche et au plus profond de la gauche de la gauche.
Mais oui, bien sûr ! Comme tout cela s’ordonne tout à coup ! Ces aigreurs, ces jérémiades, ces reniements, ces injures, ces diatribes, ces oukases et ces proscriptions. Ces malédictions jetées sur le monde avec une verve gnostique au nom de « nous, les petits, les obscurs, les sans-grades ». Ces chefs obstinés qui resteront jusqu’au bout du bout cramponnés à leur inflexible « je n’en veux rien savoir ». Et, pour couronner le tout, la pâmoison, l’extase, le ravissement du plus affable des hommes de gauche sous l’effet du fantasme de Marine Le Pen élevée soudain à la dignité suprême de l’État français comme par le miracle d’une Assomption républicaine.
Qui l’eût dit ! Qui l’eût cru ! Mais comment ne pas se rendre à l’évidence ? Le noyau pur et dur de la gauche est travaillé à son insu par le désir innommable de s’abandonner dans les bras de la monstrueuse Valkyrie !
Pause
Il n’y a qu’un pas du sublime au ridicule. De l’interprétation au délire d’interprétation, il en va de même. N’est-il pas temps pour moi de marquer une pause, de prendre un peu de recul par rapport à moi-même et au résultat indécent auquel je suis arrivé ? Je poserai donc la plume un moment.
« Il sera bon que je m’arrête un peu en cet endroit, dit Descartes, afin que par la longueur de ma méditation, j’imprime plus profondément en ma mémoire cette nouvelle connoissance. »
Paris, le 20 mars 2017
QUELQUES RÉFÉRENCES
J’avais emprunté mon exergue à Jean Paulhan, sans me souvenir de sa source. Sur ma demande, Nathalie Georges-Lambrichs s’en est enquise auprès de Claire Paulhan. Celle-ci m’a rappelé que c’est la phrase qui conclut Les Fleurs de Tarbes (sous-titre : ou La Terreur dans les lettres) ; prépublication dans la NRF de juin à octobre 1936 ; publication en volume chez Gallimard en 1940. Je remercie vivement mes deux correspondantes.
The elephant in the room : l’éléphant dans la pièce ; se dit d’une situation évidente que personne n’aborde (d’après le Wiktionnaire).
Mots freudiens en allemand : Anerkennung, reconnaissance, aveu ; Verneinung, dénégation (se rencontre dans la névrose, et chez tout le monde) ; Verleugnung, déni (propre à la perversion) ; Verwerfung, forclusion (dans la psychose).
Pourquoi les pauvres votent à droite : livre de Thomas Franck, traduit de l’américain, avec une préface de Serge Halimi, éditions Agone, 2014.
Les Oiseaux : The Birds, film de Hitchcock, 1963, à partir de la nouvelle éponyme de la romancière britannique Daphne du Maurier, 1952 ; tenu pour un « classique du film d’épouvante » (repris de Wikipédia).
Mediapart : www.mediapart.fr Il faut être abonné à cette publication pour avoir accès à tous les échanges internes au Club et y participer ; certains billets, sélectionnés par la rédaction, figurent néanmoins, avec les commentaires, sur la page d’accueil accessible à tous.
« Les Non-dupes errent » est le titre donné par Lacan au livre XXI de son Séminaire, à paraître en coédition La Martinière/Le Champ freudien ; des éditions pirates en circulent sans doute sur le net.
« Nous, les petits… » : vers extrait du drame en six actes d’Edmond Rostand, L’Aiglon, représenté pour la première fois le 15 mars 1900 au théâtre Sarah-Bernhardt (maintenant théâtre de la Ville) à Paris.
La dernière phrase du texte est une partie de la dernière phrase de la seconde Méditation ; les six Méditations métaphysiques sont parues pour la première fois à Paris en 1641, sous le titre de Méditations sur la philosophie première, avec six séries d’Objections et Réponses.
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