Un sursaut de vie accroché à un fil de pêche

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De facture assez classique, le dernier film de Kenneth Lonergan, Manchester by the sea, est une petite merveille sur le réel. N’est-ce pas justement à cause de cette familiarité apparente où rien ne semble pouvoir nous surprendre que ce film nous atteint de façon si intime ? Familière, en effet, nous semble la petite ville de Manchester à l’allure démodée, comme gélifiée dans le temps et l’espace. Familière aussi la musique, des plus classique. Ô combien familiers enfin, la tristesse et le chagrin ordinaires que chacun porte en lui[1]. Et pourtant, y surgit un réel à nul autre pareil, plongeant le sujet dans une solitude extrême, le contraignant à inventer une réponse inédite.

Se remet-on jamais d’une banale négligence aux effets dévastateurs ? Est-il possible de répondre du réel qui vous a réduit en cendres ? Manchester by the Sea est traversé de part en part par cette question. K. Lonnergan a l’intelligence de ne pas y répondre, mais de nous proposer plutôt de suivre les méandres d’un sujet, d’entrer dans ses impasses, de traverser ses paradoxes, laissant irrésolue la question de savoir s’il pourra, ou non, sortir de l’enfer qui est le sien. Il nous offre ici une version, sa version singulière : « Quand j’écris, je me dis simplement : si c’était vrai, que se passerait-il ? C’est comme si l’histoire était en moi. »[2]

Lee est un homme à tout faire, vivant dans une seule pièce, peu meublée, sans fenêtre, semblable à une cellule. Ses tâches routinières font de lui le spécialiste des toilettes à vidanger, des conduites à déboucher, des poubelles à vider, de la neige, sans fin, à déblayer. Chacune se fait l’écho de son statut de mort vivant qu’il traine de bar en bar, cognant dès qu’il est regardé avec un peu trop d’insistance, même par la beauté de la mer qu’il ne peut plus voir sans se damner.

Lorsque disparait prématurément son frère qui lui confie la tutelle de son fils, Lee est appelé à répondre à un impossible dont les fils se déploieront un à un dans les surgissements hoquetés d’un passé terrifiant qui ne cesse de hanter le présent. C’est autour d’un objet singulier, autrefois partagé avec le défunt, que ces deux êtres endeuillés et meurtris vont retaper ensemble, qu’un peu de vie pourra, peut-être, à nouveau circuler.

Au centre du film, un rêve aux accents freudiens nous rappelle que l’inconscient est le lieu électif où se déploient les coordonnées singulières de la jouissance.

Résolument à distance du pathos, malgré le trou central irrémédiable qui l’habite, ce film se révèle paradoxalement étonnamment drôle et juste en ce qu’il s’attarde sur d’infimes détails réalistes, sur des instants d’embarras qui dissolvent le mélo et retournent le sublime et le plus ordinaire comme un gant.

Ainsi Patrick, le jeune orphelin, n’est pas tant affecté par la disparition de son père que préoccupé par la présence des jeunes filles aimables qui l’entourent. C’est une chute inopinée de viande congelée déboulant du congélateur trop plein qui fera trauma pour lui, révélant dans l’après-coup, l’innommable du décès de son père : non pas tant sa mort, que la vue de son corps inerte en chambre frigorifique dans l’attente trop longue d’être porté en terre.

Oui, ce qui nous percute est incomparable, et K. Lonergan l’a bien saisi.

[1] K. Lonegarn, propos recueillis par Gaëlle Moury in « Mad », Le soir du 25 janvier 2017.

[2] Ibidem.

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