Agiter l’angoisse, vers la haine

« L’homme est un abîme. La tête vous tourne quand vous regardez dedans »,
Alban Berg, Wozzeck, acte 2, scène 3 ; livret de Georg Büchner.
L’époque actuelle est caractérisée par l’angoisse. Non pas une angoisse subjectivante, qui ouvre à la nécessité de s’en sortir, mais une angoisse paralysante, qui fait régresser vers l’abîme de haines déjà connues.
Cette angoisse est au croisement de deux axes : une angoisse face à l’autre, qui provoque le rejet, le racisme, la xénophobie ; une angoisse face à l’incertitude, qui va vers les stratégies sécuritaires, répressives.
Que ce soit l’angoisse face à l’autre ou l’angoisse face à l’incertitude, des figures s’incarnent : l’étranger, le migrant, le réfugié, celui dont la vie est différente, au point de devenir insupportable. L’angoisse devient peur : peur de l’autre, peur du lendemain, peur de l’histoire, peur de l’abîme qui s’ouvre en soi et dans lequel plonge le monde.
L’angoisse fait ainsi coïncider le plus intime avec le plus collectif. La haine de soi devient une haine de l’autre. Ce mouvement peut prendre toute la société, en une épidémie du rejet de l’autre. On construit des murs, on ferme les frontières, on interdit la libre circulation, on isole les populations, on emprisonne, on rejette. Et il n’y a plus que des débats d’identité, d’appartenance, à la mesure de la haine de l’autre. Chacun peut devenir un étranger pour l’autre. Et tout cela peut basculer vers la violence.
La question reste de savoir ce qui fait que les humains puissent à tel point secréter de l’inhumain ? Est-ce le résultat d’une des maladies de la démocratie sur lesquelles se penche Frédéric Worms[1] ? Une maladie collective ? Ou une maladie intime, celle qui résulte de la violence constitutive de l’identité[2]. La violence est présente chez chacun, constitutive de sa condition. Elle peut se répandre en particulier quand l’angoisse prend le dessus. Certains activent l’angoisse, l’agitent vers la haine, jusqu’à déclencher la violence – c’est précisément ce sur quoi mise le Front National et d’autres mouvements de la droite extrême en Europe. Une violence toujours prête à s’activer, d’autant plus qu’il n’y a plus de démocratie pour y répondre, comme dans les crises actuelles des sociétés qui font aller vers le cynisme, le racisme, l’ultra libéralisme et le repli identitaire derrière des frontières.
La psychanalyse est par contre sans frontière. Elle n’a d’autre frontière que celle de l’insu – de ce qui se joue à son insu. Elle n’a pas d’autre frontière que celles du réel. Mais ce qui est insaisissable traverse les frontières. C’est ainsi que chacun se découvre comme étant d’abord étranger à lui-même.
Ce qu’enseigne la psychanalyse, c’est que l’identité est d’abord subjective. Elle est en cela intime, plus précisément « extime »[3], en exil de soi-même. Ce qui n’empêche que l’identité subjective, la plus individuelle, la plus intime, ne peut advenir que dans un monde « socialement et culturellement pluriel »[4].
Sur la base de ces constats, faut-il attribuer à soi ou à l’autre que le monde aille si mal ? Qu’est-ce qui se montre de soi dans le monde ? Y a-t-il des acting-out sociaux ? Des acting-out collectifs ? En particulier dans une période d’élection, où une impasse subjective risque de se rejouer sur la scène politique – par exemple à travers d’un vote, d’un vote privé, dans le secret des urnes, qui peut surgir comme un véritable acting out.
Comme le dit Lacan : « l’acting-out appelle l’interprétation »[5]. Pourquoi pas une interprétation à travers un appel, comme celui du 13 mars. La question reste de savoir si l’interprétation de l’acting-out est possible. A chacun donc de la tenter – en signant l’appel – pour faire appel à l’Autre à son tour, pour faire appel à l’Autre en son nom.
Texte initialement publié dans Lacan Quotidien n°643
[1] Frédéric Worms, Les maladies chroniques de la démocratie, Declée de Brouwer, 2017
[2] Lacan J. Les complexes familiaux dans la formation de l’individu (1938). In : Autres écrits, Paris : Le Seuil, 2001, 23-84.
[3] Jacques Lacan, L’éthique de la psychanalyse, Le Séminaire, Livre VII, 1959-1960, Seuil, Paris, 1986, p.167.
[4] Enzo Traverso, Les nouveaux visages du fascisme, Textuel, p, 74, cité par F. Worms, Les maladies chroniques de la démocratie, op.cit., p. 116
[5] Jacques Lacan, « L’angoisse », Le Séminaire, Livre X, Seuil, Paris, 2004, p 147