Le sujet du droit et le sujet de l’inconscient

Il est évident que le sujet du droit et le sujet de l’inconscient ne sont pas identiques. D’un certain point de vue, ils peuvent même paraître opposés. En effet, le sujet du droit repose sur la définition de base selon laquelle tous sont égaux entre eux et devant la loi. Pour définir le sujet de l’inconscient, par contre, on met l’accent sur la singularité de chacun. Le sujet de l’inconscient, pourrait-on dire, est défini par sa différence singulière par rapport aux autres. D’une part donc, tous égaux devant la loi ; et, de l’autre, la différence singulière maximale.
Néanmoins, sujet du droit et sujet de l’inconscient ne sont pas pour autant opposés. On peut même dire que la différence du sujet de l’inconscient peut difficilement avoir lieu s’il n’y a pas un État de droit. C’est pour cette raison que la psychanalyse a toujours connu d’énormes difficultés à subsister dans les pays où l’État de droit n’existait ou n’existe pas. Il est donc nécessaire qu’il y ait un sujet du droit – où nous sommes tous égaux devant la loi –, pour que chacun puisse trouver dans sa différence maximale un lien « authentiquement civilisé »[1] à l’Autre. Dans les pays où les droits civils ont été abolis, l’Histoire montre d’ailleurs que la psychanalyse n’a pu subsister que sous diverses formes de résistance ou de clandestinité.
Mais notre préoccupation ne concerne pas seulement l’existence, ou non, de la psychanalyse. C’est un fait également que l’abolition des droits civils mène à la plus grande ségrégation des différences, avec des conséquences mortifères que l’on a déjà malheureusement éprouvées, tant en Europe qu’ailleurs. Et il ne fait aucun doute que le discours ségrégationniste et xénophobe finit par abolir les droits civils pour lesquels on a tant lutté dans nos démocraties, et depuis longtemps. Ce discours ségrégationniste propose en effet une division entre « nous (les amis) et eux (les ennemis) qui intensifie l’aliénation à l’Idéal »[2]. Si chacun de nous est habité, je crois, par la tentation de résoudre toute situation par cette division entre nous et eux, il faut encore ajouter que l’époque actuelle – qui est définie entre autres par la chute des idéaux ou de l’autorité – renforce exponentiellement cette tentation et l’écrasement des différences qui s’en suit. Et, comme on le sait, penser que la ségrégation extrême peut être une solution aux problèmes contemporains entre les êtres humains mène au pire. À cet égard, Lacan a insisté à maintes reprises sur l’exemple des nazis, pour lesquels il faut « avoir une reconnaissance considérable », en ceci qu’ils étaient les « précurseurs » de la concentration des gens[3]. J’ai déjà formulé auparavant que ce type de ségrégation et sa logique permettent de penser qu’il y a aujourd’hui un occidentisme[4], c’est-à-dire un fanatisme propre à l’occident. À distinguer d’autres types de ségrégation.
Dans ce sens, la démocratie actuelle permet à certains discours manifestement xénophobes d’accéder au pouvoir, en se protégeant des plus démunis et en s’habillant de grandes revendications. Ils peuvent ainsi proposer des solutions immédiates et drastiques qui mènent certainement à des formes modernes et renouvelées des camps de concentration. L’appel à voter contre Marine Le Pen en France correspond à l’avertissement que toute solution se proposant par la voie de la xénophobie ne pourra entraîner à l’horizon que la bien connue et redoutable solution finale.
Traduit par Lore Buchner
[1] Alberti C., « La psychanalyse, c’est l’exact envers du discours du Front national », publié sur Le Monde, le 19 mars 2017.
[2] Miller J.-A., « Théorie de Turin », Intervention au 1er Congrès scientifique de la Scuola lacaniana di Psicoanalisis, le 21 mai 2000, disponible sur le site de l’ECF : www.causefreudienne.net/theoriedeturin/
[3] Lacan J., « Petit discours aux psychiatres », le 10 décembre 1967, inédit.
[4] Naparstek F., « Occidenté – occidentisme. Quelques idées sur le fanatisme », exposé pendant la Soirée de l’AMP, à l’École de la Cause Freudienne, fevrier 2015, inédit.