Le parti freudien aujourd’hui

D’abord paru Lacan Quotidien N° 645 – 29 mars 2017
« […] Mais si seulement l’on parvient à réduire à une minorité l’actuelle majorité hostile à la civilisation, on aura obtenu beaucoup, peut-être tout ce qu’il est possible d’obtenir ».
SIGMUND FREUD, « L’avenir d’une illusion »
C’est en entonnant un hymne à l’amour « qui unit par des liens invisibles et irréductibles » le « Peuple français » que la candidate du Front National à l’élection présidentielle s’avançait en grande pompe devant son public le 16 septembre dernier à Fréjus. C’est encore à « l’amour de la France » qu’elle en appelait le 13 mars de cette année pour sauver le pays du péril que lui font encourir « ces peuples dont la croyance, les mœurs, les pratiques ne sont pas les nôtres, et qui n’ont pas vocation à être en France. »[1] Sans la politique drastique d’exclusion qui doit les interdire aujourd’hui plus que jamais afin de garantir la protection et la sécurité économiques et culturelles du pays, ce sera, prédit la prophétesse de malheur, la guerre civile.[2]
C’est en effet sur la discrimination sociale (la « préférence nationale ») et politique (la citoyenneté liée au droit du sang) et sur l’ethnicisme (le monoculturalisme, c’est-à-dire le racisme) que le Front National entend instituer le peuple auquel il aspire. La nation ne serait plus dans ces conditions qu’un communautarisme élevé à l’échelle du pays. La loi républicaine s’en trouverait abolie, qui n’a à connaître que des citoyens, égaux devant sa loi, et non de leurs us et coutumes laissés à leur libre exercice.
« Il est toujours possible, enseigne Freud, de lier par l’amour un nombre important de personnes à condition qu’il en subsiste d’autres destinés à être les cibles de leurs manifestations d’agressivité. »[3] Tel est, en effet, le ressort de la politique de guerre civile que mène le Front National. Larvée ou déclarée elle aura lieu, si le pouvoir d’Etat lui échoit, tant est puissante l’envie de destructionqui anime les forces sociales partisanes de la férocité ségrégative et de la coercition politique.
Dans l’anticapitalisme affiché, le communautarisme ethniciste, et raciste, la mobilisation de masse entée dans le pathos antisystème et anti-élites, le recours à l’état d’exception qui sera requis pour mettre en œuvre un programme antidémocratique dans son fond et antipopulaire dans ses effets, on reconnaîtra les éléments constituants d’une mouvance présentable du fascisme relooké au goût du jour. Décomplexé quoique crypté, et désormais implanté dans de larges secteurs de la population, toutes classes sociales confondues, il est le symptôme de la crise généralisée de la société démocratique à l’ère de la mondialisation conduite sur le mode néo-libéral.
Freud n’hésitait pas à imputer à la rigueur de l’iniquité sociale les déferlements dévastateurs dans la société de la pulsion de destruction inhérente à la condition humaine. Évoquant les « situations terribles qui frappent seulement certaines classes de la société » il admettait qu’il était « compréhensible que ces opprimés développent une hostilité intense envers la civilisation ». C’était dès lors, et plus encore, « la civilisation elle-même, et ses présupposés » qu’ils avaient envie de détruire.[4] Mais ce n’était pas sans relever aussitôt que l’envie de détruire était tout autant à l’œuvre du côté « des couches sociales mieux loties » : elles s’acharnent à maintenir en vigueur un régime invivable pour beaucoup. Le constat est sans appel, et la conséquence, implacable. « Inutile de dire, conclut en effet Freud, qu’une civilisation qui laisse insatisfaits un si grand nombre de ses membres et les pousse à la rébellion n’a pas l’espoir de se maintenir durablement, et d’ailleurs elle ne le mérite pas. »
La véhémence du propos interroge. C’est à son énonciation que se réfère Lacan lorsqu’il introduit en clôture de sa « Direction de la cure …» la question inaugurale du désir de l’analyste. Interrogeant « ce qu’il doit en être de l’analyste (de « l’être » de l’analyste) quant à son propre désir », c’est ce Freud, pourfendeur de la cruauté de l’oppression sociale et néanmoins « bourgeois rangé de Vienne », qu’il campait en parangon de l’homme de désir, et nommément du désir de l’analyste. « Qui a grondé, s’exclame Lacan, comme cet homme de cabinet contre l’accaparement de la jouissance par ceux qui accumulent sur les épaules des autres les charges du besoin ? »[5]
Le front républicain qu’il est impératif de dresser de toutes ses forces contre le Front National ne vaincra que s’il sait placer au cœur de la bataille d’opinion qu’il livre l’urgence qu’il y a à soulager la déréliction de nombre de nos concitoyens qui ont le sentiment de faire les frais d’une civilisation inique. Il ne sera pas crédible à moins – à défaut, on verrait la révolte, qu’il dirige contre le régime qui menace d’une oppression encore plus dure, s’épuiser bientôt dans la gesticulation comique de l’automystification benoîte. Car le pire évité dans l’immédiat le sera-t-il réellement si rien d’important ne change en conséquence ? La véhémence du désir freudien, de son parti pris politique, nous répond.
[1] Marine Le Pen, « Discours de Fréjus », Le Monde, 25 octobre 2016.
[2] « Conférence présidentielle » du 13 mars 2017, Le Point, 14 mars 2017.
[3] « Malaise dans la civilisation » (1930), in Anthropologie de la guerre, Ouvertures bilingues, Fayard, 2010, chapitre V, p. 185.
[4] S. Freud, « L’avenir d’une illusion » (1927), Éditions Points, 2011, p. 49-50. Traduction inédite par Bernard Lortholary. Présentation par Clotilde Leguil.
[5] « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Seuil, 1966, p. 642.