Le Wild Classical : ensemble musical hors les normes

Depuis une dizaine d’années, le projet musical Wild Classical Music Ensemble se produit dans de nombreuses salles de concert et dans les circuits européens de l’art contemporain. Issu à l’origine de la rencontre de Damien Magnette, musicien et inventeur d’instruments, et de Rudy Callant, Johan Geenens, Linh Pham et Kim Verbeke, musiciens présentant un handicap mental ou des difficultés liées à l’autisme, la formation a évolué d’un atelier musical vers un groupe de musique « hors les murs » ayant conquis sa place sur les scènes d’Europe.
Le projet est né de l’association WIT.H, basée à Courtrai. Cette « maison d’art » a la particularité de monter des projets mélangeant artistes dits « réguliers » et artistes dits « outsiders », avec la volonté de mettre en place des projets en dehors des institutions ; elle se présente comme « totalement indépendante » et « uniquement subventionnée par le ministère de la Culture ». Le premier album de WCME, disque expérimental aux accents punk rock laissant une large place à l’improvisation, est sorti sous le label Sub Rosa en 2008. Le succès fut immédiat et le groupe fut invité à se produire dans toute l’Europe, notamment à Paris, Genève, Berlin. Un second disque plus expérimental, « rythmique et polyphonique », suivra en 2015, sous le label Humpty Dumpty records en Belgique et sous le label Born bad en France.
D. Magnette a accepté de répondre à nos questions au nom du groupe, lequel vit actuellement un moment de transition avec le départ de l’un de ses membres, K. Verbeke, et l’arrivée de deux nouveaux membres, Wout Wittevrongel, qui reprend la guitare, et Wim Decoene, musicien porteur d’un handicap au sampler.
M. C. — J’ai cru comprendre que votre intérêt pour la rencontre avec des personnes avec autisme ou atteintes d’un handicap a eu lieu de manière fortuite lors d’un remplacement que vous avez effectué à l’Atelier 340, à Bruxelles, où vous aviez donné un atelier d’arts plastiques. Vous avez ensuite désiré effectuer des ateliers avec ce public spécifique et êtes tombé sur l’asbl WIT.H de Courtrai, qui met en avant les artistes « outsiders » porteurs d’un handicap mental ou de difficultés liées à l’autisme. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur la genèse du projet, et sur ce qui vous a intéressé personnellement, en tant que plasticien et musicien, dans la rencontre avec ce type de public ?
D. M. — À l’époque où j’ai effectué ce remplacement dans un atelier d’arts plastiques avec des personnes handicapées, je n’avais jamais travaillé avec ce type de public, et j’étais, en tant que musicien, très impliqué dans l’improvisation libre et la recherche sonore – musique concrète, fabrication d’instruments, DIY, etc. – En rencontrant les personnes qui venaient à l’atelier pour la première fois, j’ai eu comme un coup de foudre. J’adorais leur façon d’approcher la création artistique, sans a priori et avec une grande liberté. En faisant quelques expérimentations sonores, j’ai tout de suite vu un énorme potentiel et talent vis-à-vis de ce type de démarches musicales. C’est ainsi que j’ai eu envie de tenter de monter un groupe de musique expérimentale avec des personnes dites « outsiders ». C’est avant tout un attrait artistique et musical – je ne suis pas éducateur, et n’ai aucune formation dans le domaine – qui m’a amené à monter ce projet. Ensuite, en cherchant des collaborateurs pour monter le projet, je n’ai pas rencontré de grand intérêt auprès des différentes institutions auxquelles je me suis adressé. La Wallonie est pour moi encore un peu en retard au niveau de l’approche de l’art outsider, sauf exception bien sûr. Finalement, j’ai rencontré Luc Vandierendonck, qui gère l’association VZW WIT.H décrite précédemment. On a tout de suite accroché. Lui aussi est batteur ; il jouait dans un groupe de punk dans les années 1980 et est très intéressé par le free jazz, l’improvisation libre, la musique contemporaine, etc. C’est quelqu’un de très ouvert et pointu. Il a beaucoup aimé le fait que je sois critique par rapport aux ateliers de musique que j’avais vus dans différentes institutions, et on était assez d’accord sur l’approche qu’on avait envie de tester. De là, il m’a proposé de venir à Courtrai, d’essayer quelque chose avec un groupe de personnes handicapées qui avaient toutes émis l’envie de faire un projet musical.
M. C. — Dans l’une de vos interviews, vous évoquez le fait que le nom WCME, nouant quelque part « classicisme » et « sauvagerie », mais ne voulant « rien dire » en soi, est issu d’une réflexion d’un(e) membre du groupe. En quoi trouvez-vous qu’il vous représente bien ?
D. M. — Il nous représente bien parce que c’est Linh qui a trouvé ce nom – pas moi, ni Luc. Ensuite, parce que c’est un non-sens total et qu’en même temps, c’est très juste. Linh avait proposé ce nom parce qu’à l’époque, on était au tout début des expérimentations sonores, on faisait beaucoup d’impros libres avec des signes, des gestes, etc. Du coup, ça ressemblait à de la musique classique ou contemporaine, mais sauvage. J’ai beaucoup aimé ce nom.
M. C. — Votre rencontre avec ces artistes autodidactes dits « outsiders » s’est faite dans et par la pratique musicale ; c’est une histoire belge, car j’ai cru comprendre que vous ne parliez pas le néerlandais et que, pour la plupart, les membres du groupe sont néerlandophones. Comment faites-vous dès lors pour composer ensemble vos morceaux qui sont, je crois, toujours issus d’improvisations musicales et dont les textes sont écrits et composés par les membres du groupe ?
D. M. — Ah ah, alors ça effectivement, c’est très belge ! Nous sommes deux francophones dans le groupe. Le reste parle néerlandais, certains parlent un peu anglais. Et les autres parlent le West-vlaams, des dialectes de la région. Donc, c’est un sacré melting-pot, mais on se débrouille en trouvant d’autres modes de communication, plus visuels, où le langage parlé est moins important. Les morceaux sont toujours construits autour des idées des membres du groupe. Je ne viens jamais avec une idée toute faite. Puis, on essaie tous ensemble, et là j’essaie d’orienter chacun dans ce que j’estime être la bonne direction. Plus le groupe évolue – ça fait longtemps qu’on joue ensemble –, moins je dois orienter, et c’est tant mieux. Les idées ont tendance à sortir d’elles-mêmes dans l’improvisation. Après, on essaie juste de figer certaines choses, pour avoir des « morceaux », avec un début, un milieu et une fin. Mais ce n’est jamais complètement figé.
M. C. — Comment le projet a-t-il évolué au fil du temps pour se « délocaliser », « en dehors des murs » de l’institution ? Quelle a été pour vous la place de la reconnaissance du public et de la critique ? Comment se sont fédérés, autour du projet, les familles et les différents intervenants accompagnants ?
D. M. — Le retour positif du public a été fondamental pour le groupe. La sortie du deuxième album a vraiment marqué un tournant dans la reconnaissance du public, et du coup dans la compréhension des familles à l’égard de notre démarche. Grâce à la couverture médiatique qu’on a eue – JT, Tracks sur Arte, Focus Magazine, France Culture, la Première (radio belge), etc. –, les familles ont enfin réalisé que l’intérêt du public pour le projet n’était pas uniquement basé sur la compassion que peuvent avoir les gens pour les personnes handicapées. Tout à coup, ils ont vu que l’intérêt allait plus loin que ça, et qu’on avait une vraie reconnaissance en tant que GROUPE de MUSIQUE. Et qu’il y avait des gens qui AIMAIENT notre musique, aussi bizarre soit-elle pour un public non averti – il faut bien prendre en compte ce paramètre dans le regard des familles… De même, pour les membres du groupe, ce retour positif du public lors des concerts a été fondamental dans la confiance qu’ils ont pris en eux. Mais je dis toujours que l’expérience d’une reconnaissance est équivalente pour toute personne – jeune, vieille, handicapée, valide – : ça te donne confiance en toi, et ça te renvoie une image positive de toi-même. C’est un des nombreux aspects universellement « thérapeutiques » – je souligne les guillemets – de l’expérience artistique.
M. C. — En fonctionnant comme un groupe de musique à part entière, vous revendiquez et portez une égalité de fait entre musiciens porteurs d’un handicap ou souffrant de difficultés liées à l’autisme et les autres. En cherchant votre place dans les circuits « classiques » de salles de concert et de distribution, avez-vous rencontré des difficultés et des obstacles dans vos démarches ? Pourriez-vous, à l’inverse, évoquer quelques bonnes rencontres ou quelques bons moments de votre parcours ?
D. M. — Nous n’avons pas rencontré de difficultés particulières par rapport à ça. On a tout d’abord eu un écho sur la scène des musiques expérimentales et des musiques improvisées. C’est aussi une niche dans laquelle beaucoup d’artistes évoluent. Que le premier album soit sorti sous le label Sub rosa, qui est pas mal reconnu dans ce type de musique, cela nous a certainement aidés à avoir une forme de crédibilité. Ensuite, avec le deuxième album, on est sortis de cette niche, grâce au fait d’être sous deux labels de musique n’ayant rien à voir avec l’art outsider – le premier album chez Sub rosa était encore, malgré tout, étiqueté dans la catégorie « music in the margin ». Ça, c’est pour nous un grand accomplissement. Jouer en première partie de Frustration à la Maroquinerie à Paris, ou bien avant Aksak Maboul aux Fêtes de la Musique au Parc du Cinquantenaire à Bruxelles, c’est exactement ce qu’on vise : toucher un public qui ne vient pas pour voir des handicapés sur scène ou mieux, des gens qui ne savent pas du tout ce qu’ils viennent voir et qui se prennent le concert en pleine face ! La seule difficulté qu’on rencontre, c’est au niveau de l’organisation que le groupe demande et des conditions d’accueil qui sont assez strictes. Du coup, ça restreint le nombre d’endroits où on pourrait jouer. Organiser un concert du Wild, c’est toute une organisation ! C’est la raison pour laquelle ces derniers temps, on joue peu, mais on essaie de privilégier de chouettes lieux qui collent à notre démarche de recherche.
M. C. — À la fois contrepartie anglo-saxonne au terme d’« art brut », le terme d’artiste « outsider », élaboré par le critique d’art Roger Cardinal en 1972 et repris dans les années 1990 autour du marché de l’art, désigne selon Wikipédia : « L’ensemble des créateurs marginaux, autodidactes, qui ont élaboré leurs œuvres dans la solitude et en dehors de l’influence du milieu artistique. » (https://fr.wikipedia.org/wiki/Art_outsider). Vous retrouvez-vous personnellement dans ce terme et reconnaissez-vous le groupe dans cette définition ?
D. M. — Les étiquettes ne m’intéressent pas beaucoup, et je ne m’en sers pas trop pour définir ce que je fais. Pour moi, ce sont juste des façons de permettre aux consommateurs culturels de s’y retrouver dans le foisonnement des choses qui leur sont proposées. Néanmoins, le terme d’art outsider est assez chouette, dans le sens où il inclut beaucoup de démarches, bien au-delà du handicap mental ou de la « santé mentale ». Pour moi, pas mal d’artistes auraient pu être catégorisés dans l’art outsider, d’une certaine façon : Sun ra, Brigitte Fontaine, Moondog… Mais ils ne le sont pas.
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Liens :
https://www.youtube.com/watch?v=JlIlvJ22zCc
https://www.youtube.com/watch?v=3eNGQXQv9hM
https://www.youtube.com/watch?v=xGODiYeq18U
https://youtube.be/CrsO2cgN7jA