Du réel dans l’art

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Le 19 novembre 1971, Chris Burden, jeune artiste de vingt-cinq ans, se fait tirer dessus par un assistant, à la carabine 22 Long Rifle, d’une distance de cinq mètres. La balle lui transperce le bras. Cette performance fait suite à celle qu’il avait présentée, la même année, comme travail de fin d’études à l’école d’Art de l’Université de Californie à Irvine : il s’était enfermé durant cinq jours dans un casier d’étudiant de dimensions 60x60x90 centimètres.

Ces performances, Shoot et Five Days Locker Piece, lui valent une réputation immédiate et scandaleuse. Durant une décennie, il se soumet à d’autres expériences de mise en danger de lui-même : se faire crucifier sur une voiture, ramper dans du verre brisé, se faire électrocuter, plonger sa tête dans un évier jusqu’à l’étouffement, etc. Peu de témoins, peu de photos, peu de publicité sont accordées à ces évènements. Une vidéo de huit secondes et de mauvaise qualité, et quelques photos médiocres restent les seuls témoignages de Shoot.

Mais à chaque fois, ces performances marquent les esprits et interpellent le public en le confrontant à l’angoisse, à un questionnement dérangeant et à une jouissance inconfortable, inédite dans le monde de l’art. L’artiste réduit donc ainsi la distance qu’une mise en scène théâtrale offre conventionnellement au spectateur comme support pour l’inscription de son fantasme dans le registre imaginaire. Perversion et masochisme prennent ici une dimension que le champ artistique n’avait encore que peu explorée. Il questionne la réalité de la douleur dans un contexte où chacun est désensibilisé à force de la voir banalisée dans les médias ou au cinéma. Interrogé sur le sens de Shoot, C. Burden répond : « J’avais l’intuition qu’être tiré dessus est aussi américain que l’apple pie. Nous voyons des gens qui se font tirer dessus à la TV, nous le lisons dans les journaux. Tout le monde y pense. Alors, je l’ai fait »; « Comme la beauté – dit-il encore – les limites sont souvent dans l’œil du regardeur. »

À partir des années quatre-vingt, il abandonne la performance pour créer des œuvres, souvent monumentales, qui, si elles ne prennent plus son corps propre comme support, ne perdent rien de l’impact qu’elles produisent sur les spectateurs. Ainsi de Beam Drop (2008), visible à la Fondation Inhotim, près de Belo Horizonte au Brésil : il fait lâcher d’une grue cent poutres d’acier de plusieurs mètres de longueur dans un bassin de béton encore liquide de trois mètres de profondeur. En se solidifiant, celui-ci fige l’agencement des poutres qui, tel un Mikado géant, se sont enchevêtrées au hasard.

Devenu un artiste majeur de notre époque, C. Burden est mort en 2015, d’un mélanome malin, à l’âge de soixante-neuf ans.

 

 

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