« La vie et la mort dans la main de la langue », entretien avec Michel Gheude

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« La vie et la mort dans la main de la langue »

Entretien avec Michel Gheude[i]

PIPOL8 : Michel Gheude, votre dernier essai, La révolution n’est pas finie est une lecture de notre société résolument à contre-courant du mouvement général pessimiste. Que pensez-vous des normes que nous impose toujours davantage l’organisation politique ?

Michel Gheude : J’ai été enseignant et dans l’école, la politique de ces dernières décennies consiste à tenter de résoudre les problèmes par un surcroît de normes et de procédures administratives. Les décisions sont automatisées au lieu d’être discutées. Ceci implique une surcharge de travail administratif pour vérifier que tout est sous contrôle

P8 : C’est comme si tout pouvait être décidé par un logiciel ?

M. G. : Oui, dans les délibés, très peu de cas sont discutés. La plupart des décisions sont réduites à une nomenclature sans possibilité de débat entre professeurs, soi-disant pour éviter l’arbitraire et appliquer les mêmes règles à tous. Au nom du principe d’égalité, chaque étudiant cesse d’être un cas particulier qui mérite qu’on discute de la meilleure manière de le faire avancer. Il n’existe plus comme sujet, et les professeurs sont spectateurs de décisions prises en son nom. L’étudiant, lui, introduit un recours parce qu’il pensait être dans la case 22c et non 22b de cette nomenclature.

Dans le secteur hospitalier, les infirmières remplissent constamment des formulaires pour justifier qu’elles ont accompli tel acte en autant de minutes, ou consacré tant de temps à ceci ou à cela, et ce temps est pris aux patients. Les professeurs d’université se plaignent constamment du temps perdu en réunions administratives au détriment de leurs étudiants, alors que ceux-ci sont plus nombreux. Résultat de cette normalisation : les individus tentent de se réaffirmer par l’usage de recours administratifs et devant les tribunaux, ou cherchent à contourner les obstacles ; par exemple, ils partent se faire soigner les dents en Inde ou en Roumanie… Ce qui engendre des inégalités plus grandes que celles qu’on prétendait réduire.

P8 : Dans votre livre, il est question du secret. Que pensez-vous de l’attaque faite au secret professionnel en plusieurs lieux actuellement ?

M G. : Plus les politiques ont le sentiment de perdre le contrôle de la société, plus ils multiplient les normes, et plus ils tentent de limiter les espaces qui échappent au contrôle étatique. Les prétextes ne manquent pas : lutte contre le terrorisme, lutte contre la fraude fiscale, lutte contre la fraude sociale.

La société démocratique n’aime pas le secret parce que le principe démocratique, c’est la publicité des informations. On ne peut débattre que si l’information est disponible pour tous. Mais il n’y a pas de vie publique s’il n’y a pas de vie privée. Et cette publicité n’est pas la transparence, qui, elle, ne respecte pas la vie privée. Tout n’est pas censé devenir public, seulement ce qui est nécessaire au débat public. C’est pourquoi, comme Jean Lacouture, je suis assez hostile au journalisme dit d’investigation. Il ressemble souvent à de la délation. La source est presque toujours quelqu’un qui veut nuire et qui s’abrite sous le « secret des sources » journalistique. Paradoxalement, la transparence cache l’essentiel. Le journalisme implique de rendre publics les enjeux des conflits qui surgissent et de manifester un réel intérêt pour les acteurs de ces conflits. La publicité de l’information est un pilier de la démocratie et la transparence, une forme de violence qui la pervertit.

P8 : Quelle est votre critique à l’égard de l’analyse de la société néo-libérale de Natacha Polony et du Comité Orwell qu’ils rapprochent d’un soft totalitarisme ?P

M G. : Par définition, le néo-libéralisme, quels que soient ses défauts, c’est le contraire du totalitarisme. C’est un pari sur l’intelligence des gens et sur le surgissement d’idées nouvelles. Le contraire de l’endoctrinement général. Mais globalement, nous sommes restés dans une société étatiste. Étatisme de gauche qui fait de l’État un contrepoids à l’entreprise. Mais aussi étatisme de droite. En fait, les libéraux sont minoritaires partout en Europe et, avec la victoire de Trump, ils le sont aussi aux États-Unis. Nous ne sommes pas pour autant dans une société totalitaire ni soft totalitaire. C’est absurde. Nous sommes dans une société bouleversée par la mondialisation et les nouvelles technologies, emportés par ce mouvement et certains de nos grands équilibres sont ébranlés. D’où l’idée que quelqu’un nous l’impose et que nous subissons sa dictature. Les Juifs et les Illuminati pour les uns, les néo-libéraux et la Silicon Valley pour les autres. Ce n’est pas solide. Les analyses d’un néomarxiste comme Paul Mason ou celles des accélérationnistes sur une possible fin du capitalisme me semblent beaucoup plus intéressantes que le narratif du Comité Orwell.

P8 : Mme De Block (Open VLD) n’est donc pas à votre sens une libérale ?

M G. : Ce gouvernement est tout sauf libéral. Il n’y a pas une seule loi du gouvernement N-VA-Michel qui soit d’inspiration libérale. Ce sont toutes des mesures étatistes. Pas une seule nouvelle liberté octroyée à qui que ce soit. Les psys en savent quelque chose. La tendance actuelle, c’est plutôt, à gauche comme à droite, une remise en cause du libre-échange, c’est-à-dire de la libre circulation des services, des marchandises, des idées, des investissements et des personnes. Les oppositions aux projets de traités commerciaux transatlantiques et la montée de partis comme le PTB en témoignent à gauche. Le Brexit, l’élection de Trump, les votes populistes en Autriche, en Italie, en France, la multiplication des leaders nationalistes en Europe centrale, Erdogan en Turquie, Poutine en Russie, ce n’est pas vraiment le triomphe du libéralisme.

P8 : La thèse centrale de votre livre est lacanienne, puisque vous dites que la liberté se trouve dans la langue et qu’elle est aussi le lieu de la malveillance, de la médisance. Vous situez ainsi pulsion de vie et pulsion de mort au sein de la langue elle-même.

P G. : Oui, la vie et la mort sont dans la main de la langue. C’est très juif, non ? Mais Freud était juif. À partir du moment où la langue ne m’oblige pas à dire les choses comme elles sont, je peux inventer, poétiser des fictions, forger des concepts abstraits, faire des hypothèses, mais je peux aussi mentir et médire. Le mal est inscrit dans la liberté de la langue, impossible à éviter, car structurel. L’accès à la langue, c’est l’ouverture de la liberté. C’est pourquoi les régimes totalitaires prennent le contrôle de la langue. Ils instaurent un système paranoïaque où celui qui parle différemment est un ennemi, une société babélienne où la traduction n’existe pas, l’interprétation n’existe pas, où la possibilité individuelle d’utiliser un autre mot que le mot officiel relève de l’interdit.

P8 : Dans l’ère de la post-vérité dans laquelle nous sommes rentrés depuis l’élection de M. Trump, ne s’agit-il pas également d’un contrôle de la langue ?

M G. : Trump ne s’attaque pas à la liberté dans la langue. Il s’en prend à la logique. Au principe de non-contradiction. Il dit une chose et son contraire. Il est comme un enfant qui rêve de soumettre la réalité à ses désirs. Et quand la réalité se rappelle à lui, il tape du pied. Il tombera, fera un coup d’État ou la guerre. Il a fait et fera encore beaucoup de dégâts. Cette ère de la post-vérité, c’est la disparition du sens dans l’espace public. C’est très pervers.

P8 : Votre livre est-il un objet hors-normes ?

M G. : Comme j’y défends la culture de masse, certains me voient comme vendu aux grandes entreprises. Je passe pourtant de nombreuses pages à rappeler l’importance première des luttes sociales. Paradoxalement, les plus opposés à mon livre sont les progressistes qui refusent de reconnaître les progrès réalisés que j’essaie de décrire. Beaucoup refusent d’admettre que le monde va mieux. La culture n’a jamais été aussi vive, n’a jamais été aussi mondiale. Il n’y a jamais eu autant de gens qui savent lire. Qui font et qui écoutent de la musique. Qui voient des films du monde entier. Pourquoi une génération qui a réalisé de grandes choses dit-elle en fin de parcours que c’était mieux avant ? Ce sont des questions pour les psychanalystes.

 

 

[i] Michel Gheude est journaliste, il anime une émission culturelle et politique sur Radio Judaïca, il a enseigné la sémiologie des médias et a également écrit plusieurs livres.

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