L’obscure jouissance du criminel

Nous sommes à l’époque de l’Homme criminel et de sa dangerosité. Le développement des comités de prévention de la délinquance, la généralisation du fichage et la multiplication des appareils de vidéoprotection de l’espace public en témoignent. Notre société de la surveillance inspecte de partout afin de faire montre de sa clairvoyance sur chacun. Son regard scrutateur et accusateur avive autant la crainte d’être potentiellement victime d’un fait délictueux, criminel que le sentiment d’être coupable. La prévention de la délinquance et de la criminalité réalise ce qu’elle tente de prévenir en participant au « mal absolu »[1] de l’insécurité. Elle instaure une méfiance généralisée : nous sommes « tous des criminels »[2] et l’autre l’est aussi en puissance sous des airs d’innocent.
L’impératif moderne de transparence met en lumière le crime sous tous ses aspects. Il a pour conséquence de créer une opacité plus profonde. Il fait consister la menace d’en être potentiellement victime et il suggère que le crime conserve, au-delà des apparences, ses ténèbres inviolées, au point d’ailleurs que les traitements médiatiques et juridiques des aveux et explications de son auteur recouvrent de représentations stéréotypées son témoignage supposé trompeur. Force est de constater que le discours contemporain fait passer les criminels du côté de l’imaginaire en les unifiant à partir de vocables propres à qualifier de manière effroyable la violence de leur crime et leur transgression de la loi. La figure du Monstre pourrait suffire à nommer les multiples visages qui composent le sensationnel bestiaire du criminel. Le mal protéiforme de son crime obsède autant qu’il fascine. Soupçonnés d’une domination manipulatoire, les délinquants et criminels sont désormais présumés pervers narcissiques.
Cette entité clinique est nébuleuse et tentaculaire. Elle consacre la dégradation sémio-biologisante de la nosographie contemporaine qui se coupe toujours plus du précieux et « bel héritage »[3] de la psychiatrie clinique. Introduite par Racamier au début des années quatre-vingt-dix, la catégorie du pervers narcissique est engluée dans l’imaginaire. Répudiant le sujet et la causalité psychique de l’acte, elle pervertit la clinique en l’interprétant à partir de jugements moraux. Ainsi qu’il s’avère décrit, le pervers narcissique « maltraite, sadise » et sa « prédation » est telle que l’autre n’est « rien de plus […] qu’une marionnette », un « objet ustensilaire »[4]. Donnant consistance à un Autre méchant jouissant à l’envi de sa proie, cette catégorie fournit à l’idéologie sécuritaire une figure fantasmée de l’homme dangereux. Son succès, judiciaire et médiatique, enseigne au moins sur ceci : c’est l’obscure et pure jouissance du criminel qui, aujourd’hui, passionne, surtout si elle s’exerce sadiquement sur une victime, bien sûr, angélique…
La psychanalyse n’œuvre guère dans le sens d’une déshumanisation du criminel ni ne se captive pour le réel du crime. Ne visant pas la transparence du criminel et de son acte, elle soutient qu’il y a « quelque chose d’insondable dans la décision subjective du délinquant et du criminel » et elle s’attache à cerner « la causalité objective d’un acte subjectif »[5]. Interrogeant à quel titre le sujet est représenté dans son acte et comment il s’en absente, elle ouvre en effet à la vérité subjective de l’acte ; celle-là même qui peut concourir à « l’intégration par le sujet de sa responsabilité véritable »[6].
[1] Miller J.-A., « L’insécurité, le mal absolu », Le Point, n° 1890, décembre 2008.
[2] Laurent É., Miller J., « Entretien avec Maître Charrière-Bournazel: Tous criminels», Mental, n° 21, septembre 2008, pp. 38-63.
[3] Lacan J., « Petit discours aux psychiatres », novembre 1967, conférence inédite.
[4] Racamier P.-C., La perversion narcissique, Paris, Payot, 2013, p. 36.
[5] Miller J.-A., « Rien n’est plus humain que le crime », Mental, n° 21, septembre 2008, p. 13.
- [6] Lacan J., « Prémisses à tout développement possible de la criminologie », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 122.