Amélie Nothomb : l’excès en corset

La pratique d’écriture d’Amélie Nothomb se fonde avant tout par le geste ritualisé et l’acte corporel qu’il suppose. Il s’agit en premier lieu d’un exercice physique qui lui est indispensable, sans quoi sa vie « serait juste l’enfer [1] ». Au point qu’elle s’y adonne quotidiennement depuis ses débuts, se levant à chaque aurore avec ascèse pour écrire quatre heures durant : « les heures les plus dures mais aussi les plus fascinantes de [sa] journée [2] ». Amélie Nothomb apparente sa vie à « une longue grossesse de livres [3] » qui « consiste à être frappée […] par une idée infime [4] ». « Quand j’ai terminé un livre, je suis prise d’un dégoût total pour lui et je le mets au ‘‘frigo’’. J’appelle cela le post-coïtum. Deux mois après je le reprends et je juge si je peux le partager avec d’autres humains ou pas. [5] » En effet, la production d’Amélie Nothomb ne se cantonne pas à ce qui en est publié : pour un roman nothombien annuellement édité, « 3,7 [6] » sont produits, et tous ne sont pas suffisamment bons à son goût pour sortir de leur caisse. Car, argue-t-elle, « Le premier but de l’écriture n’est pas la publication : le premier but de l’écriture, c’est totalement mystérieux. […]. Ça ne suppose pas forcément qu’il y ait partage. Dans mon cas, je partage environ le quart de ce que j’écris. [7] »
Il s’agit pour Amélie Nothomb de dompter sa production foisonnante. « Je suis moi-même dépassée par la situation, confesse-t-elle : jamais je n’ai voulu créer tant de manuscrits, ces manuscrits, littéralement, me débordent. […] Je suis un petit peu comme quelqu’un qui vient constater un continuel dégât des eaux et qui se dit : ‘‘mais qu’est-ce que je vais faire ?’’ [8] » Ainsi, si l’écriture de ses débuts était de l’ordre d’une « extraction hasardeuse [9] », elle s’apparente aujourd’hui à « la grande poussée, la peur jouissive, le désir sans cesse ressourcé, la nécessité voluptueuse [10] ». Et Amélie Nothomb parie sur sa mise en forme esthétique pour canaliser son excès : « L’écriture c’est beaucoup plus que l’écriture, parce qu’il faut se contenir aussi pour contenir l’écriture. On s’économise, on économise sa violence pour la garder pour le moment de l’écriture […] où enfin elle sera bienvenue, à condition bien sûr de la maîtriser parce [qu’] il ne suffit pas de la laisser se répandre totalement sur le papier, encore faut-il qu’elle ait un sens, donc il faut au moins la rythmer ! Je suis […] profondément excessive et l’écriture est certainement le plus efficace de mes corsets. [11] »
Dans la partie visible de son œuvre, Amélie Nothomb nous livre un certain savoir qu’elle possède sur son rapport au langage, ses propres symptômes et sa propre jouissance, mais tout autant sur la jouissance qui nous concerne et nous commande tous, position subjective ou civilisation en malaise peinant à l’apprivoiser. Elle la rend lisible sous les espèces de l’insupportable et de la monstruosité. Ses héros de papier qui l’incarnent, en côtoyant de près leurs objets pulsionnels, s’en trouvent peu à peu dissouts, voire totalement atomisés. Son art de la narration la mène ainsi, comme elle le dit, « sur la frontière entre l’endroit où il y a encore du sens et là où, tout à coup, on verse dans la folie pure. […] Cette frontière [elle] la sent physiquement. [12] »
[1]. Nothomb A., Tout et son contraire (interview), site mediamateur.fr, non datée.
[2]. Nothomb A., Amélie Nothomb, une vie entre deux eaux, Documentaire France 5, émission Empreintes, octobre 2012.
[3]. Nothomb A., Reportage à l’occasion de la parution de Cosmétique de l’ennemi, site ina.fr, 5 septembre 2001.
[4]. Nothomb A., Le dossier indéfendable d’Amélie Nothomb (interview), site dailymotion.com, source et date non renseignées.
[5]. Nothomb A., Le Logographe (interview), site nothomb.forumactif.com, 3 avril 1998.
[6]. Wikipédia.
[7]. Nothomb A., Interview rtbf, émission Les noms de dieu, site youtube.com, non datée.
[8]. Nothomb A., Conférence à propos d’Une forme de vie, Centre Universitaire Méditerranéen, Nice, 20 octobre 2010 (disponible sur le net).
[9]. Nothomb A., Biographie de la faim, Paris, Albin Michel, Le Livre de poche, 2004, p. 185.
[10]. Ibid.k
[11]. Amélie Nothomb, une vie entre deux eaux, Documentaire France 5, op. cit.
[12]. Amélie Nothomb, Interview, Le Monde, 2 octobre 2002 – citée par David M., Amélie Nothomb, le symptôme graphomane, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 28.