H.P. Lovecraft ou l’écriture comme art de (sur)vivre

Né à la fin du XIXe siècle à Providence, dans le Rhode Island, Howard Phillips Lovecraft reste somme toute peu connu dans l’univers de la littérature. Pourtant, son influence transparait aujourd’hui dans de nombreux domaines de notre culture. De la musique au cinéma, de la littérature aux jeux vidéo, son influence reste – à l’image de son style – d’une élégante discrétion, mais d’une force implacable. N’ayant connu de son vivant ni la gloire ni la fortune, on ne doit la subsistance de son œuvre qu’au travail acharné de ses amis et de ses fans. On ne lit pas Lovecraft parce qu’il est connu, on le transmet comme un secret bien gardé, comme un objet fascinant et dérangeant.
Au-delà de son travail d’écriture, l’homme lui-même donne à voir, lorsqu’on s’y intéresse, une cacophonie incohérente mêlée à une extrême bizarrerie. Nous nous retrouvons face à un homme dont l’intelligence et la culture semblent irréelles, à l’instar de son développement intellectuel. Quelqu’un qui haïssait férocement toute mécanisation de la société, tout en étant à la pointe des connaissances scientifiques de son époque. Quelqu’un qui écrivait aussi bien des contes d’horreur hantés de dieux cosmiques que de la poésie lyrique et des traités de météorologie. Quelqu’un qui anticipait l’advenue du système capitaliste, tout en prévoyant la fin de l’espèce humaine au profit de l’ « émergence et la domination d’une espèce d’insectes robustes tenaces »[1]. Quelqu’un qui se disait descendre des féroces guerriers nordiques, mais d’une santé si fragile qu’il lui arrivait de rester enfermé chez lui pendant de longues périodes.
Ces nombreux paradoxes, dont je n’ai présenté ici qu’un florilège, ont fait le bonheur de nombreux critiques, lesquels pointent sans cesse les incohérences de l’homme et de l’œuvre comme autant de fautes d’orthographe dans la copie d’un mauvais élève. Son œuvre, maintes fois interprétée, lui valut tour à tour les étiquettes de génie, de fou, de raciste ou d’homosexuel refoulé. Pourtant, à suivre les indications données par l’auteur, se dégage une cohérence nouvelle rendant caduque toute tentative d’étiquetage.
L’on perçoit dès lors son travail non plus comme un agrégat de lubies exotiques, mais comme le témoin d’une construction permanente autour de deux axes : d’une part, un effort de théorisation du monde au travers de son point de vue cosmique, qui n’a de cesse d’établir l’insignifiance de la vie et de l’humanité face à l’infini de l’espace et du temps ; d’autre part – et c’est là un autre de ses paradoxes –, une nécessité vitale d’écrire, dont il considère pourtant l’exercice comme rien de plus qu’un « élégant divertissement »[2] : « Écrire constitue pour moi l’essence même de la vie, et si j’en devenais incapable ou n’en avais plus l’occasion, alors je n’aurais plus aucune raison de supporter cette plaisanterie qu’est l’existence »[3]. L’on saisit comment le divertissement se fait nécessité, lorsque l’unique alternative réside dans la perspective d’une « longue et apaisante nuit d’inexistence… »[4]. À l’instar de bon nombre d’artistes, H.P. Lovecraft révèle que ce qui excède la norme indique avec certitude qu’il y a là du sujet.
[1] Lovecraft H.P., « À James Ferdinand Morton », in CHOURAKI A. (éd.), Lettres de 1929 : Juillet à Décembre, Lyre Presse, 2009, p. 83.
[2] Lovecraft H.P., Lettres de 1929, Juillet à Décembre, op. cit., p. 42.
[3] Lovecraft H.P., « To Mrs F.C. Clark », in S.T. JOSHI, Clefs pour Lovecraft, Cahiers d’études Lovecraftiennes, II, Encrage, 1990, p. 27.
[4] Lovecraft H.P., « To J. Vernon Shea », in DERLETH A., TURNER J. (éd.), Selected Letters (1932-1934), IV, Arkham House, 1976, p. 358. Notre traduction.