« Hors-les-normes, détresse ! », crie le poète dans la nuit du monde

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Feindre est le propre du poète.
Il feint si complètement
Qu’il en arrive à feindre qu’est douleur
La douleur qu’il ressent vraiment[1] 

 

« … et pourquoi des poètes en temps de détresse ? » Cette question, posée par Hölderlin dans son élégie Pain et vin, trouva l’acmé de son examen sous la plume précise de Martin Heidegger. Dans Chemins qui ne mènent nulle part, ce dernier fit de la détresse la conséquence d’une époque sculptée dans le « défaut de dieu », où « aucun dieu ne rassemble plus […] les hommes », ni n’ordonne désormais « l’histoire du monde et le séjour humain en cette histoire » [2]. Terrible s’y lit ainsi cette « nuit du monde », dupe de sa propre indigence. À sa manière, P. Bruckner lui aussi, sous des accents semblables, commentera notre temps, épinglant au passage les doctrines émergentes du siècle dernier, celles « de l’affranchissement, de la solitude de l’homme se donnant à lui-même sa loi, sans dieu. »[3]

Mais, de cette « détresse organisée »[4] dont le temps ouvrit du reste celui de la psychanalyse lacanienne[5], un « revirement des mortels » peut tout de même se faire jour, notamment – comme le pointa Heidegger – grâce aux poètes qui peuvent en tracer le chemin. À cet égard, l’énigmatique Fernando Pessoa semble bien avoir été de ceux-là. « Je suis né en un temps où la majorité des jeunes gens avait perdu la foi en Dieu, pour la même raison que leurs ancêtres la possédaient – sans savoir pourquoi »[6], écrivit-il au commencement de son célèbre Livre de l’intranquillité, où il trouva à loger sa détresse, celle du non-dupe devant l’Autre ballafré, ruiné. N’en apparut pas pour autant que dieu fût mort, mais bien plutôt que « Je suis mort si Dieu n’existe pas[7] ». Le génie du poète portugais fut ainsi de témoigner singulièrement des prémisses d’une époque qui vit « s’inscrire à son horizon (…) la sentence que tout n’est que semblant[8] ». Le Livre de l’intranquillité, d’ailleurs, s’embrasse d’emblée de son frontispice : Semblante, visage en portugais, celui de son auteur qui y imprima son indescriptible souffrance[9].

À la sensation de gésir sa vie et de se dissoudre soi-même, dans le morcellement de son moi, il dut tracer le littoral nécessaire de la création poétique à l’aide de plus de soixante-dix hétéronymes, tels autant de mutilations de lui-même, et qui écrivirent à sa place ses échecs à vivre. Sous le drap de l’Autre fantomatique, il s’avança d’artifice en artifice, en se soustrayant jusqu’à sa propre négation, seule issue à l’innommable de n’être (né) personne[10].

Fernando Pessoa, superbe, dut souffrir, comme pour mieux la dire, l’inquiétante étrangeté chue de la brisure du règne de l’identification, atteignant à « l’abîme céleste »[11] de faire de son art – jusqu’au défaut de vivre – celui, sérieux, du semblant, reprisant dans ses pages les fractions éparses et hors-les-normes de sa solution singulière.

 

[1] Pessoa F., « Autopsychographie », Cancioneiro, poèmes 1911-1955, Paris, Christian Bourgois, 1988, p. 221.

[2] Heidegger M., « Pourquoi des poètes ? », Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, 1962, pp. 323-324.

[3] Bruckner P., L’Euphorie perpétuelle, Essai sur le devoir de bonheur, Paris, Grasset et Fasquelle, Le Livre de Poche, 2000, p. 65.

[4] Miller, J.-A., Laurent É., « L’orientation lacanienne. L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 20 novembre 1996, inédit.

[5] Ibidem

[6] Pessoa F, Le Livre de l’intranquillité, Paris, Christian Bourgois Editeur, 1999, pp. 39-40.

[7] Laye F., Lourenço E., Quillier P., Zenith R., Pessoa l’intranquille, Paris, Christian Bourgeois, 2001, p.52

[8] Miller, J.-A., Laurent E., op. cit.

[9] Pessoa F., Le Livre de l’intranquillité, op. cit., p.37

[10] Le nom de Pessôa, « personne » en portugais, dut ainsi prendre tout son sens.

[11] Heidegger M., op. cit.

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