Lolo Ferrari, pousse à l’extrême

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Du rose vif et du blond clair ponctuent la toile du net d’images de « la femme à la plus grosse poitrine du monde », Lolo Ferrari, Ève Valois de son vrai nom. Du tableau nous sautent aux yeux deux objets massifs, pesants six kilos, attachés à son corps. Ici, le voile est absent, rien n’est caché, tout est là. On est projeté dans le registre du dévoilement, comme « montée sur la scène de ce qui aurait dû rester devant, dans les loges, dans la fosse de l’orchestre »[i].

Dans sa vie médiatique, elle aura souvent été qualifiée de « bête de foire », cette expression recoupant celle de « faible bête » dans la parole maternelle au moment de son enterrement et rapprochant Lolo Ferrari des personnages de La Monstrueuse Parade, étrangetés physiques exhibées comme monstres. Si Lacan indiquait à propos des monstres qu’ils « obsédaient beaucoup ceux qui, les derniers au XVIIIe siècle, donnaient encore un sens au mot de Nature »[ii], avec Lolo Ferrari on a quitté le registre de la nature pour entrevoir un usage moderne de la science, créant dans le réel un corps dont elle aimait qu’il « pousse à l’extrême ».

« Monstre » est dérivé du latin monstrare, montrer, indiquer, soit l’action de donner à voir. On pourrait encore dire que le monstre, comme figure de l’Autre le plus étranger, indique un point de réel qui ne saurait être vu, la Chose, « hostile à l’occasion ». Face au monstre, c’est un voir qui est mis en jeu, mais aussi le point d’un regard, exemplifié par la tête de Méduse, tout oeil, tête coupée, objet mort séparé du corps, objet a.

La présence du regard pour Lolo Ferrari s’incarne dans les appareils qui l’ont photographiée, donnant à voir l’image qu’elle est restée, corps chirurgicalement mortifié, qu’Hervé Castanet compare à la sculpture. Lolo n’est pas un emblème de féminité, nul maniement du semblant par la mascarade. Plutôt, pouvait-elle dire qu’homme, elle aurait été un travesti, eux qu’elle louait pour leur goût de la beauté. La beauté ici prend les espèces de l’exagération, de l’incarnation de La femme qui existerait : grossissement de traits liés à la catégorie des « femmes pulpeuses », bouche gonflée, seins opérés à répétition, jusqu’à leur taille définitive modelée sur une pièce d’avion.

En 1990, âgée de vingt-sept ans, Ève Valois débute les opérations, aidée de son mari qui dessine les plans de ses seins. Le couple bâtit un corps et un nom à Lolo Ferrari, qui commence à s’exhiber sur scène. Strip-tease, clips vidéos, pornographie, concentrent le regard sur des plus-de-corps qu’elle ne voulait pas sexualisés. Ses seins, comme « garde-fou, contre les gens, contre la vie » lui font, comme elle a pu le dire, office de « remparts ».

Sur les ailes ou la peau de certains animaux, on peut voir des ocelles, taches arrondies évoquant la forme des yeux, destinées à faire fuir les prédateurs. Lacan s’y réfère dans le Séminaire XI, en accentuant ce en quoi la tâche peut fasciner, lorsqu’elle remplit la fonction du regard, comme dans l’hypnose[iii]. « Maintenant on ne me voit plus, on ne voit que mes seins », dit Ève Valois, face caméra. En cela, ceux-ci ne tiennent-ils pas lieu de « dompte-regard »[iv] pour elle qui disait avoir besoin d’un corps qui se voie, besoin d’être « provocante » ? Provoquant l’Autre, le dévoilement de ce qui devait rester caché pousse celui-ci à baisser les yeux. Sa provocation par l’extrême du corps s’articule à ce qui est visé par la peinture selon Lacan : « Tu veux regarder, eh bien, vois donc ça ! »[v] Renvoi à expéditeur dont témoigne Michel Fourgon, compositeur, éprouvant un dégoût si intense pour le personnage lors de ses recherches pour son Lolo opéra, qu’il a cessé de se documenter et s’est recréé un personnage « plus aimable » en son esprit[vi].

[i] Borgnis-Desbordes E., « Obscène ! » https://scalpsite.wordpress.com/2017/04/08/obscene-par-emmanuelle-borgnis-desbordes/

[ii] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 272.

[iii] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 245.

[iv] Ibid., p. 100.

[v] Ibid., p. 93.

[vi] https://www.franceculture.fr/emissions/sur-les-docks-14-15/musiques-14-lolo-ferrari-opera

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