Toscani ou l’art de la provocation

« Razza Umana », tirage sur toile exposé à la Cité Miroir (Liège-Belgique) du 06 mars au 23 avril 2017 – Photo Anne Chaumont
Souvenez-vous : Oliviero Toscani, c’est ce photographe italien[1] qui s’est fait un nom planétaire pour avoir créé l’identité et la stratégie de communication de l’entreprise Benetton dans les années nonante avec des images particulièrement controversées – une nonne qui embrasse un prêtre, un étalon noir qui monte une pouliche blanche, une paire de fesses frappée d’un tatouage « HIV », l’image brute d’un bébé encore attaché à son cordon, etc. L’une des plus connues représente un homme malade du SIDA à l’agonie dans un lit d’hôpital et entouré de ses proches[2].
Ces images épurées, quasi documentaires ont révolutionné le monde de la mode et de la publicité jusque là encore très standardisé. L’avant-gardisme d’O. Toscani, c’est d’avoir bouleversé les codes visuels en remplaçant le produit à promouvoir par des photos artistiques pour faire passer des messages contre les préjugés de la ségrégation, en jouant la carte de la provocation – par l’exploitation de la thématique de la diversité contenue dans le slogan United Colors of Benetton – Toutes les couleurs du monde. Seront ainsi abordés sans fard, au risque d’un consensualisme parfois simpliste, des sujets de société comme le racisme, la guerre, la religion, le SIDA, l’homosexualité, etc. Placardées dans toutes les villes du monde, ses affiches seront souvent jugées « contraires aux bonnes mœurs » et condamnées pour leur utilisation commerciale de tabous sociaux et de la souffrance humaine.
Pas d’art sans provocation pour O. Toscani. C’est, dit-il, « quelque chose de divin » qui l’anime d’une volonté d’agir pour changer les points de vue[3]. Et elle n’échappera pas à la dynamique de surenchère propre à sa logique (pro signifiant « en avant »). Se tournant au fil des années vers un réalisme toujours plus extrême des préjudices du monde, c’est sa campagne Nous, dans le couloir de la mort – utilisant des portraits de meurtriers condamnés à mort dans des prisons américaines en vue d’un plaidoyer contre la peine de mort – qui mit fin à sa collaboration avec Benetton : elle provoqua de telles violentes protestations que quatre cents points de vente de la marque durent fermer leur porte ! Luciano Benetton présenta alors des excuses publiques et versa des milliers de dollars à un fonds d’aide aux victimes. O. Toscani profère depuis lors que cette entreprise le « répugne ». Ce dévoilement de l’instrumentalisation de sa « bonne cause » pour faire vendre, à l’instar de sa volonté de mettre à mal nos habitudes de regard, l’a mis à son tour hors de lui.
Mais cela ne l’a pas empêché de poursuivre avec la même force d’engagement ; jusqu’à frôler les limites de l’obscène comme à l’occasion de sa campagne No anoressia pour une firme de mode italienne avec ses photos du corps décharné de la mannequin Isabelle Caro, s’exhibant et déclenchant l’avidité du voyeur – en faisant voir du jamais vu – pour dénoncer la tyrannie de la beauté : nouvelle onde de choc qui réussit à faire parler de l’anorexie, avant censure.
« Une belle vie de collabo ! », voilà avec quelle pirouette de provocateur il parlera plus tard de son rapport complice assumé avec le marketing. Et cette forme de « provocation sponsorisée » dont il a été le précurseur est devenue aujourd’hui une nouvelle norme. Tandis que lui, sorti de la logique de surenchère, il s’est assagi en menant depuis quelques années son projet artistique, culturel et anthropologique – Razza Umana –, pour lequel il sillonne le monde afin de récolter les visages de milliers d’inconnus dans leurs imperfections et différences[4]. Par cette galerie de portraits magnifiant le Un par Un, O. Toscani nous donne à voir le côté toujours hors-norme du singulier et œuvre cette fois avec subtilité contre la tendance ségrégative. Reste ouverte toutefois encore cette question portant sur la compatibilité de la promotion d’une diversité d’allure subversive avec le libéralisme économique et ses inégalités[5].
À la plénière de PIPOL 8, nous aurons la chance de découvrir une autre pratique de la provocation dans l’espace public avec l’artiste invité Bonom qui produit actuellement, dans la capitale européenne et en toute liberté, des chocs visuels très subversifs.
[1] En plus de son travail de photographe, O. Toscani est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la communication (dont La pub est une charogne qui vous sourit), professeur de communication visuelle dans plusieurs universités italiennes et réalisateur de courts-métrages. En 1993, il a créé Fabrica, le Centre international pour les Arts et la Recherche de la Communication. Il a aussi été directeur artistique de plusieurs magazines, récompensé plusieurs fois au Festival international de la publicité de Cannes, à Venise et gagné quatre Lions d’Or. Son travail a été exposé à la Biennale de Venise, à San Paolo au Brésil, à la Triennale de Milan et l’est encore aujourd’hui dans de nombreux musées d’art moderne à travers le monde.
[2] Cfr.Toscani O., Plus de cinquante ans de provocation, Paris, Hachette/Marabout, 2015.
[3] La plupart des citations proviennent du reportage « Oliviero Toscani, Clichés chics et chocs » produit par Arte en 2010.
[4] Nous avons eu l’opportunité de rencontrer O. Toscani à la Cité Miroir de Liège (Belgique) à l’occasion de l’exposition « Medialand » dont il était l’invité d’honneur, et du shooting photo qu’il y a organisé en mai dernier pour son projet Razza Umana, en invitant cinq cents figurants à venir faire tirer leur portrait.
[5] Michaels W. B., « La diversité contre l’égalité », Manière de voir-Le monde diplomatique, Février-mars 2017, n° 151, pp. 80-83.