Les mamelles du diable

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Pourquoi la perspective de voir Marine Le Pen remporter l’élection présidentielle française inquiète-t-elle, ou devrait-elle inquiéter, tant de Belges ? Parce que la France c’est nous aussi, c’est l’Europe, et que le FN en France ce sera le FN partout ! Ce n’est pas là du romantisme gaullien mâtiné de dépression – « Tout homme a deux patries, aurait dit le grand homme, la sienne et puis la France » –, mais l’évidence politique du moment.

Les conséquences seraient en effet désastreuses pour tout le monde. L’Union européenne s’en trouverait considérablement fragilisée puisqu’il n’y resterait plus que l’Allemagne comme grand pays pour faire face aux défis de l’heure : dérives autoritaires en Hongrie et en Pologne, Trump et Poutine, etc. Et bien qu’elle ne soit plus la Prusse, ni l’Empire, ni le III ème Reich, elle le fut, ce qui inhibe encore aujourd’hui sa politique étrangère. Bref elle se porte décidément beaucoup mieux quand elle est en couple avec la France. Quant aux problèmes économiques, il ne faut pas être grand clerc pour les prévoir considérables…

Tout cela n’est pas drôle, mais il y a encore plus inquiétant pour la Belgique elle-même. Le FN, sous les espèces de la NVA, n’y est pas aux portes du pouvoir, mais les deux pieds dedans. Ce qui nous sauve jusqu’à ce jour, c’est que nous sommes en Belgique, étrange pays où le pouvoir se perd entre ceux qui se le partagent. En effet la proportionnelle qui organise notre système électoral empêchant qu’un parti gouverne seul (à de très rares exceptions), les programmes de chacun disparaissent en d’improbables accords. Autrement dit le FN à la sauce belgo-flamande ne s’est pas tant lavé de son vieux fond fascisant qu’il ne s’est dilué dans le marchandage gouvernemental quotidien. Cette dilution ne tient pas seulement au système électoral, mais aussi, voire surtout, au tropisme belge qui nous fait habiter la langue française comme des anglo-saxons, c’est-à-dire de façon pragmatique, aux antipodes de l’universalisme abstrait du pays des Lumières.[1] Résultat, les idées ne font pas long feu, et le ciel est bien souvent fort bas – prenons l’exemple du mariage pour tous, passé en Belgique sans que l’on s’en aperçoive, alors qu’il déclencha en France des débats passionnés.

Disons que jusqu’ici tout cela nous a assuré une tranquillité aussi relative que nuageuse, mais gageons que Marine Le Pen en voisine, et même en parlant français, ce qui est un comble, redonnera à la NVA le poids perdu. Mieux encore, elle risquera de faire des petits là où il n’y en a pas encore, soit dans la partie francophone du pays. Celle-ci n’en est pas immunisée – elle eût aussi en son temps, fut-ce en moins grand nombre, ses figures de la collaboration (Degrelle, le rexisme, etc.), dont les effets cheminent dans les profondeurs du goût –, elle a seulement manqué jusqu’ici du personnel politique nécessaire. Avec Marine Le Pen, le diable a ses ruses, mais aussi ses mamelles avec lesquelles nourrir au lait capiteux de la haine les héritiers de ceux que Lacan qualifiait d’ennemis du genre humain.

Et les psychanalystes dans tout ça ? Ils résisteront comme ils l’ont toujours fait en cette époque, que nous ne dirons pas triste puisqu’elle les réveille !

[1] Sur ce point voir le texte de J.-A. Miller, « Un divertissement sur le privilège », La Cause freudienne, Paris, Navarin Editeur, n°65, 2007,  p. 157-171.

 

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