Aime ton prochain : en « quantités significatives »

#

La part de vérité que dissimule tout cela et qu’on nie volontiers se résume ainsi : l’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité. Pour lui, par conséquent, le prochain n’est pas seulement un auxiliaire et un objet sexuel possibles, mais aussi un objet de tentation. L’homme est en effet tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus, L’homme est un loup pour l’homme.

Freud, Malaise dans la Civilisation, 1927[1] 

Dans la soirée du 16 mars, jour de la Saint-Patrick, le premier ministre irlandais, Enda Kenny a fait un discours d’éloge aux migrants, aux côtés du Président Donald Trump, l’« amoureux » bien connu des migrants.[2] Un mouvement courageux et audacieux, vraiment ? Réfléchissons-y un instant.

L’Irlande, renommée pour son accueil de « l’étranger » a toujours été en difficulté avec son prochain. Moins de deux semaines avant le discours « audacieux » de Kenny, une vérité horrible et traumatisante était mise à jour en Irlande, à Tuam, dans le comté de Galway. Sous le site d’un ancien foyer pour mères et enfants, géré par l’Église catholique –  une institution qui s’occupait de « femmes tombées » – plus de huit cents cadavres d’enfants, âgés de trente-cinq semaines fœtales à deux ou trois ans, ont été enterrés dans des tunnels destinés au traitement et au confinement des égouts[3]. Ils ont été trouvés en « quantités significatives » et il semble qu’il y en ait encore beaucoup à découvrir. Certaines morts furent officiellement enregistrées, mais aucune sépulture n’a été répertoriée[4]. Tous les nourrissons n’ont pas péri, certains eurent la faveur d’être adoptés illégalement, voire même vendus à des familles aux États-Unis, la patrie de ce migrant irlandais, louée par Kenny dans son discours. Il s’agit de l’une des dix-huit institutions religieuses soutenues par l’État qui font actuellement l’objet d’une enquête en Irlande. Les femmes, « soignées » dans ces « foyers »[5], étaient des mères célibataires, cachées et éloignées de leurs familles, de leurs voisins et de leur communauté, parce qu’elles affichaient au grand jour une jouissance bannie dans une culture répressive, gouvernée par l’Église et l’État, qui imposait une « identité » dans l’allégeance de leurs concitoyens.

Dans l’un de ses commentaires relatifs à la commission d’enquête sur ces foyers pour mères et enfants, l’ONU a constaté que « l’Irlande a(vait) échoué à établir une enquête indépendante, approfondie et efficace, conformément aux normes internationales[6] ». En outre, l’ONU a fait des remarques sur l’amendement n°8 de la règlementation actuelle irlandaise – une loi constitutionnelle irlandaise qui met la vie d’un enfant à naître sur un pied d’égalité avec celle de la mère. Cette loi prévoit l’hospitalisation contrainte des femmes qui envisagent d’avorter à l’étranger, et permet à l’État de recourir aux services d’avocats pour défendre la vie de l’enfant à naître à l’encontre de ces femmes qui cherchent à avorter pour des raisons de santé physique et/ou de santé mentale. L’ONU a notifié que le huitième amendement « restreint indûment l’accès à l’avortement » et que l’Irlande n’a pas mis en œuvre ses recommandations précédentes. Elle a aussi incité à l’Irlande à rédiger une définition spécifique de la violence familiale et d’autres formes de violences liées au genre[7]. Pourrions-nous dire qu’en Irlande mon prochain est une femme ?

Quel est lien peut-on établir avec ce qui se joue en Europe ? C’est un lien très étroit.

Enda Kenny a déclaré que le traitement des bébés de ces mères était « apparenté à celui d’une sorte de sous-espèce ». Dans son discours à la Maison-Blanche, il a qualifié les immigrants irlandais de « déchets misérables rejetés sur le rivage[8] ». Il a évoqué le nom d’un saint patron qui soutient l’idéal du migrant, comme preuve de l’excellence de l’Irlande en tant que nation fondée sur l’accueil et l’intégration de tous. Cet idéal fait l’impasse sur les atrocités et le traumatisme réalisés au nom de l’idéologie de « l’identité » et sur l’intolérance à l’égard de la jouissance du prochain. Ce discours élide aussi le fait que Saint-Patrick fit sa première « visite » en Irlande comme esclave, capturé par les Irlandais et forcé à travailler pour leurs bénéfices. Tout ceci se passe la semaine où court le bruit que l’Irlande pourrait devenir la base européenne de l’administration Trump[9].

Marine Le Pen s’abrite sous l’idéal du drapeau d’une nation française d’une autre époque, celle de « la France appartenant aux Français » qui produit l’éjection de ceux qui ne s’habillent pas de ce drapeau et qui n’endossent pas cet idéal. Imaginons un instant l’éjection de ceux qui ne sont pas « des citoyens français » selon ces normes. Ceux qui restent sont des compagnons d’armes – des petits autres qui auront à se confronter à l’identique. Mais comment être « le même » pour se sentir en sécurité sous le drapeau tricolore de ce régime ? Ici nous retrouvons le monde orwellien suffisamment proche pour le transposer à notre époque contemporaine.

Freud a parlé de l’identité à son prochain dans « L’inquiétante étrangeté » et dans sa pièce maîtresse, Malaise dans la civilisation, reprise plus tard par Lacan dans son Séminaire sur L’éthique. Dans ce dernier, le Souverain Bien du sujet est das Ding, un retour à l’objet idéal qui assurera inévitablement la destruction du sujet. Un retour au paradis perdu, à l’horreur, au silence du sujet. La psychanalyse se tient éloignée de cet idéal identitaire, elle prône plutôt la différence, et pour cette raison même, elle est visée par les régimes du tous pareils. Le hors-standard, le singulier, la parole du sujet confrontent l’ordre de ces régimes avec la jouissance du prochain.

La réification de Saint-Patrick ne nous fera accepter ni les atrocités domestiques ni l’appel aux armes sous les couleurs d’un drapeau. La psychanalyse, de par sa nature même, résiste et renverse de telles positions, et devient par conséquent leur cible. En tant que « communauté », où chacun a un transfert singulier à la psychanalyse, chacun est inévitablement pris dans cette bataille, sans consentement. Ce n’est pas « local », ceci nous concerne tous. La pratique de l’analyse est en danger et nous devons nous parler en « quantités significatives ».

 

Traduction : Colette Richard

 

[1] Freud S., Malaise dans la civilisation, PUF, 1971, pp. 64-65.

[2] http://www.irishtimes.com/news/ireland/irish-news/30-million-views-and-counting-enda-kenny-s-st-patrick-s-speech-goes-viral-1.3016419

[3] https://www.rte.ie/news/2017/0303/856914-tuam-mother-baby/

[4] https://www.rte.ie/news/2017/0310/858757-tuam-tusla/

[5] Cela rappelle « l’inquiétante étrangeté » de Freud.

[6]  http://www.thejournal.ie/womens-rights-un-committee-3274008-Mar2017/

[7] http://www.thejournal.ie/womens-rights-un-committee-3274008-Mar2017/

[8] http://www.thejournal.ie/enda-kenny-tuam-reaction-3273598-Mar2017

[9] http://www.independent.ie/irish-news/trump-plan-to-make-ireland-his-eu-base-35542857.html

 

 

Print Friendly

This post is also available in: ItalienEspagnolNéerlandais