Carl Schmitt et les fanatiques

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Dans un texte déjà classique, “La notion de politique” (1932), Carl Schmitt posait les bases de sa conceptualisation des critères de l’exercice politique, et il développait en termes juridiques une tentative de justifier ce qui serait bientôt la perpétration du génocide juif par les nazis.

“La distinction spécifique du politique – affirmait-il – à laquelle peuvent se ramener les actes et les mobiles politiques, c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi. Elle fournit un principe d’identification qui a valeur de critère…” Il concluait ensuite que : ”L’ennemi politique (…) se trouve simplement [être] l’autre, l’étranger, et il suffit, pour définir sa nature, qu’il soit, dans son existence même et en un sens particulièrement fort, cet être autre, étranger et tel qu’à la limite des conflits avec lui soient possibles qui ne sauraient être résolus ni par un ensemble de normes générales établies à l’avance, ni par la sentence d’un tiers, réputé non concerné et impartial.”[1]

Cette dernière allusion à la Société des Nations, créée à la suite du Pacte de Versailles et devenue ensuite l’ONU, laisse transparaître – au-delà du contexte politique – que la proposition de Schmitt implique le rejet complet de tout type de médiation symbolique susceptible de résoudre une approche qui serait basée sur la logique de l’imaginaire. Elle introduit en outre la mort comme recours unique permettant de résoudre une dialectique basée sur les termes “Ou moi ou l’autre.”

Toutefois, dans la mesure où la paire antagonique ami – ennemi pourrait dans certains cas trouver à se reconfigurer en fonction de pactes et d’alliances nouvelles, Schmitt ne s’arrête pas là. Nous lisons plus loin sous sa plume que : ”Dans la situation extrême où il y a conflit aigu, la décision revient aux seuls adversaires concernés ; chacun d’eux, notamment, est seul à pouvoir décider si l’altérité de l’étranger représente, dans le concret de tel cas de conflit, la négation de sa propre forme d’existence, et donc si les fins de la défense ou du combat sont de préserver le mode propre, conforme à son être, selon lequel il vit.”[2]

Yves-Charles Zarka[3], directeur de la revue Cités, nomme ennemi substantiel cette caractérisation extrême de l’ennemi. En effet, il s’agit non seulement d’une question soulevée par la dialectique imaginaire, mais ce qui est également en cause c’est précisément la jouissance de l’autre comme cela même qu’une des parties aurait, le cas échéant, la possibilité de déterminer si elle porte atteinte à son mode de vie existentiel. Ainsi se tient ouverte la voie vers l’extermination de l’autre.

Mais comme si ce n’était pas suffisant, une fois achevée la Seconde Guerre Mondiale – le 25 septembre 1947 – Schmitt écrivait ce qui suit : « Car les Juifs restent toujours des Juifs. Tandis que le communiste peut s’améliorer ou changer […]. C’est précisément le Juif assimilé qui est le véritable ennemi. Il n’y a aucune utilité à démontrer que le Slogan des Sages de Sion[4] est un faux. »[5]

Il ressort clairement de son argumentation que l’ennemi substantiel est l’ennemi de race, c’est-à-dire, l’ennemi de sang, et que par suite, il est inassimilable. Justification atroce de la législation nationale-socialiste comme législation raciale.[6]

Certes, la logique ami-ennemi n’a guère besoin de l’argumentation de Carl Schmitt pour que l’humanité la mette en œuvre. Par exemple, le conflit sunnites/chiites constitue un fait historique majeur qui s’est développé dès le début de l’Islam et jusqu’à nos jours. A la mort de Mahomet, une partie des musulmans a considéré que le pouvoir devait rester à l’intérieur de la famille du prophète et se transmettre par hérédité de sang. Une autre partie des musulmans soutenait au contraire qu’en l’absence de testament, la succession devait se faire par un vote et non à l’intérieur de la famille. Cette opposition a donné lieu à une guerre civile marquée par l’assassinat du neveu du Prophète, son successeur Ali, et par le supplice de Hussein, fils du précédent et petit-fils du prophète. Ce supplice consistait dans le démembrement du corps de Hussein et la dispersion de ses restes par ses ennemis sunnites. D’après une thèse[7], ce fait tient une place centrale dans l’histoire des chiites et, selon certains témoignages, il constitue la base des automutilations homicides, par lesquels les kamikazes se font exploser le corps, mis en miettes tout comme il en fut du corps de Hussein.

De même, il vaut la peine de se souvenir qu’au sein même de l’islamisme la tendance des nommés “anti-Lumières” a coupé tous les liens qu’il pouvait y avoir à l’intérieur de l’Islam avec la philosophie arabe. Ils n’admettent rien en effet de ce que la raison humaine pourrait tenter de substituer à la révélation divine. Pour ceux-ci, les “Frères musulmans”, il n’est qu’une seule méthode, la méthode de Dieu, et il n’est qu’un seul parti, le parti d’Allah (le Hezbollah). Pour autant, l’univers se divise toujours en deux : le croyant et l’apostat, la foi ou l’impiété. En conséquence, il faut purifier les musulmans eux-mêmes de leur contamination par les signes de l’Occident et de la philosophie des Lumières.

Ici résonne non seulement la logique ami – ennemi mais on peut apercevoir également jusqu’à quel point ladite logique porte en elle-même le germe de tout fanatisme. Que Carl Schmitt ait dégagé cette logique n’est pas le problème central. C’est plutôt qu’il ait fait de cette logique, menée à l’extrême, le fondement même de l’action politique. Et les conséquences n’en sont pas seulement repérables dans les partis d’extrême-droite, comme le FN de Marine Le Pen, qui représentent aujourd’hui un danger menaçant les institutions et les libertés démocratiques et républicaines héritières des Lumières. De nombreux mouvements dits de gauche en Europe et en Amérique tombent également sous l’influence de ses thèses, même sans le savoir, par le fait de mettre en acte la même logique de division et de ségrégation. “Comment comprendre la séduction qu’exerce la pensée de Carl Schmitt sur les milieux intellectuels de gauche?” – se demande Yves Charles Zarka?[8] La raison en serait – répond-il – la crise profonde frappant la pensée de la gauche post-marxiste, ayant entraîné une dévalorisation et une perte de crédibilité du marxisme, ce qui conduisit à chercher dans les thèses de Carl Schmitt une sorte de substitut à certains thèmes auparavant soutenus dans la pensée et le combat marxiste: la critique du libéralisme, du parlementarisme, de la représentation politique et des droits de l’homme.

Comme je l’indiquais plus haut, le fanatisme est le compagnon indissociable d’une pensée faisant de la haine de l’autre le fondement de son action.

Voltaire a su lutter contre tout type de fanatisme. Il a identifié cette maladie logée dans le cœur de l’homme, et dont l’intransigeance met toujours la coexistence en péril dans n’importe quelle société civilisée. Parce que le fanatique n’est pas celui qui ayant une croyance (religieuse, politique ou idéologique) la soutient avec ferveur ; voire avec véhémence. Le fanatique considère plutôt que sa croyance n’est pas simplement un droit qui lui appartient, mais que cette croyance est une obligation pour lui et pour tous les autres, et que son devoir est d’obliger les autres à croire en ce qu’il croit ou à se comporter comme s’ils croyaient. Dans le cas contraire, l’élimination de l’autre apparaît nécessaire. C’est Voltaire qui le premier a résumé ce danger latent chez chacun par cette formule lapidaire : « Pense comme moi ou meurs !»[9]

Là où sévit cette atroce sentence, il n’est pas de pluralisme possible, qu’il soit politique, artistique, intellectuel ou qu’il se manifeste dans les conduites personnelles. Il n’y a pas non plus de pratique possible pour une psychanalyse digne de ce nom. Comme il est dit dans cet appel que nous encourageons à signer : il n’y a “Pas de psychanalyse digne de ce nom sans l’état de droit, sans la liberté d’opinion et celle de la presse, sans la respiration et la dynamique d’une société ouverte”. C’est-à-dire, une société sans fanatisme, ou encore, une société dans laquelle le fanatisme, inextinguible, ne se constitue pas comme la haine en une option fondamentale.

Comme l’indiquait Christiane Alberti (“La psychanalyse est l’envers exact du discours du Front National”), en opposition à un discours qui encourage l’affrontement entre “eux et nous”, entre ami – ennemi, le discours psychanalytique vise le fait que les sujets puissent prendre distance d’avec les identifications de masse, et que chacun puisse isoler sa différence absolue, c’est-à-dire, ce qui rend chacun incomparable à l’autre. En cela, le discours analytique est profondément anti-totalitaire et se révèle “insoumis” à quelque type de fanatisme que ce soit. Cependant, pour le psychanalyste il ne peut y avoir de mot de la fin. Croire qu’il y a un mot de la fin mène inexorablement au fanatisme et conduit à frapper le contradicteur. Comme l’a dit Jacques-Alain Miller : “supprimer le contradicteur – c’est une façon de faire tenir ensemble l’Autre de l’Autre.”[10] C’est pourquoi le fanatisme, qu’il soit religieux, politique ou idéologique, cherche toujours à étouffer la pluralité des voix et des opinions susceptibles de mettre en question la croyance – toujours religieuse en dernière instance – qu’il y a un Autre de l’Autre.

En préface à son livre Si c’est un homme, Primo Levi écrivait ceci :

“Je ne l’ai pas écrit dans le but d’avancer de nouveaux chefs d’accusation, mais plutôt pour fournir des documents à une étude dépassionnée de certains aspects de l’âme humaine. Beaucoup d’entre nous, individus ou peuples, sont à la merci de cette idée, consciente ou inconsciente, que “l’étranger c’est l’ennemi”. Le plus souvent, cette conviction sommeille dans les esprits, comme une infection latente ; elle ne se manifeste que par des actes isolés, sans lien entre eux, elle ne fonde pas un système. Mais lorsque cela se produit, lorsque le dogme informulé est promu au rang de prémisse majeure d’un syllogisme, alors, au bout de la chaîne logique, il y a le Lager[11]; c’est-à-dire le produit d’une conception du monde poussée à ses extrêmes conséquences avec une cohérence rigoureuse ; tant que la conception a cours, les conséquences nous menacent. Puisse l’histoire des camps d’extermination retentir pour tous comme un sinistre signal d’alarme.”[12]

Ces mots suffiront-ils pour éclairer ce pourquoi il n’y a aucune hésitation à voter contre le Front National de Marine Le Pen ?

 

Buenos Aires, le 2 avril 2017.

 

Traduit de l’espagnol par Jean-François Lebrun

 

[1] Schmitt, Carl, La notion de politique – Théorie du partisan, Paris, Flammarion, 1992, Champs, p.64.

[2] ibid. p.65.

[3] Zarka, Yves Charles, Un détail nazi dans la pensée de Carl Schmitt, Paris, PUF, 2005.

[4] Le Protocole des Sages de Sion est un pamphlet publié en 1902 dans la Russie tsariste, dans lequel étaient énumérés les raisons supposées pour lesquelles les juifs devaient être ségrégés de la société.

[5] Schmitt, Carl, Glossarium, cité par Yves Charles Zarka, op. cit., p.39.

[6] Zarka, Yves Charles, op. cit. p.39.

[7] Benslama, Fethi, La guerre des subjectivités en Islam, Paris, Lignes, 2014, p.75.

[8] Zarka, Yves Charles, op. cit., p.92.

[9] J’ai suivi ici la transcription de Fernando Savater dans son Prologue à la recompilation des dits de Voltaire, réunis dans Voltaire contra los fanaticos, Ariel, Argentine, 2015, p.8.

[10] Miller, Jacques-Alain, “Le tout dernier Lacan” [2006-2007], L’Orientation lacanienne, enseignement prononcé dans le cadre du Département de psychanalyse de Paris VIII, leçon du 13 décembre 2006, inédit.

[11] camp de concentration

[12] Levi, Primo, Si c’est un homme, Paris, Julliard, 1987, p. 7-8.

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